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Leila Dakhli : « Le Liban est le pays arabe où les choses se disent »

Leyla Dakhli(1)Leyla Dakhli(1)
Écrit par Justine Huc-Lhuillery
Publié le 14 novembre 2018, mis à jour le 14 novembre 2018

L’historienne et chercheuse au CNRS articule ses sujets de recherches autour du monde arabe, de ses penseurs et de son histoire sociale. Elle présente Une génération d’intellectuels arabes : Syrie et Liban (1908-1940).

 

Est-ce qu’il existe une unité de la pensée intellectuelle arabe ? Quelles sont les sujets qui unissent ces penseurs ?
J’ai essayé de démontrer que la question de la pensée n’était pas un objet historique que l’on peut saisir. J’ai préféré travailler sur les penseurs et les penseuses pour essayer de comprendre comment s’élabore un monde intellectuel, c’est-à-dire un réseau de circulation d’idées, d’émotions, de rivalités…Par définition, il n’y a pas d’unité. Au début du 20e, le débat fondamental est la question du nationalisme. Il y a aussi celle de la place de certains dans la société, ou celle de l’autonomie de l’intellectuel vis-à-vis du religieux ou au politique. Les intellectuels du monde arabe, ceux de l’exil et la diaspora, proposent une diversité d’opinions. Les intellectuels arabes ont le sentiment de partager un monde commun. L’unité linguistique arabe, qui est une fausse unité car les gens parlent différents arabes, donne un point de départ à des positionnements différents, et crée un champ de débats intellectuels, à la fois fermé et extrêmement ouvert.

 

Le monde arabe est vaste et multiple. Pourquoi avoir choisi d’étudier les penseurs libanais et syriens du XXe siècle ?
J’avais peut-être une curiosité liée à cette région en particulier, liée à la littérature, à la musique, beaucoup de choses. Au départ je voulais travailler sur la période du mandat, mais je me suis rendu compte que le moment crucial est la révolution des Jeunes-Turcs en 1908. La génération de ces penseurs commence à cette date-là. Une génération, c’est un certain nombre de gens qui se sentent appartenir à un moment historique. J’ai décidé de m’arrêter avant l’indépendance. J’ai commencé au début de la professionnalisation des intellectuels et je m’arrête au moment où ils prennent en charge l’Etat.

 

Quels penseurs avez- vous particulièrement apprécié ?
Il y en a deux principalement. Nazira Zayn est une femme dont le parcours et les écrits m’ont fascinée. C’est une jeune femme qui prend la parole dans un espace extrêmement masculin dominé par des hommes âgés. Elle écrit un traité théologique sur le port du voile en 1928. Dans un tout autre style, je citerais Amin Rihani, une sorte de dandy héroïque. J’aime beaucoup son écriture. Il dit lui-même qu’il a réappris la langue arabe. Il a vécu longtemps  en Amérique, revient s’installer au Liban après la Première guerre mondiale et écrit des essais et des récits de voyage. Il y a une forme d’encyclopédisme que je trouve très touchante, tout comme sa volonté de se raccrocher à une identité arabe et libanaise. Ces migrants ont fabriqué un courant intellectuel spécifique à l’époque.

 

Quelle était la place et le point de vue des intellectuels pendant la période du mandat français ?
C’est très variable. Au moment du mandat, les intellectuels de l’empire ottoman se diversifient. Certaines deviennent hommes politiques, journalistes ou acteurs de la société civile. Ils investissent l’espace public. Certains d’entre eux, notamment au Liban, conciliants avec le mandat. D’autres sont contestataires. Ils font partie de ce qui devient l’espace public libanais.

 

Les révolutions arabes récentes ont-elles été le catalyseur d’une nouvelle génération de penseurs ?
Les choses ont beaucoup évolué. Maintenant. Certaines figures intellectuelles ont essayé de penser ce qui se passait dans la rue ou pris position. Mais le point marquant, c’est l’émergence de nouveaux penseurs qui pratiquent autre chose que l’écriture, comme les documentaristes ou les artistes. Ils ont pris une place importante dans ces révolutions. Aujourd’hui, il y a d’autres médias, une autre créativité s’est exprimée. En période révolutionnaire, de nouveaux langages, médias ou plateformes sont créés.

 

Les conflits de la région, notamment le conflit syrien, sont-ils des objets de désillusion ?
C’est une grande tristesse. Ce n’est pas une désillusion au sens où, si j’aurai préféré que ça se passe autrement, on sait que les révolutions ne sont pas des périodes pacifiques. Elles ne doivent pas se faire avec des armes mais elles impliquent contre-révolution, guerre civile et autres périodes de fragilisation. On ne peut imaginer qu’après plus de 60 ans de couvercle autoritaire sur une société, les choses ne soient pas déséquilibrées quand on a ouvert ce couvercle. En Tunisie ça s’est aussi passé comme ça, il se trouve que les socles du pouvoir tunisiens n’étaient pas les mêmes que ceux de la Syrie, que le degré de dangerosité du régime tunisien était inférieur à celui d’Assad. C’est un pays que ne reposait pas non plus sur les militaires de la même manière. Il y a plusieurs paramètres qui expliquent les effets plus ou moins grand de la contre-révolution. Elle a été très efficace en Égypte. Mais je pense que nous sommes encore dans le processus révolutionnaire. A moins de faire triompher le mal absolu, c’est-à-dire la disparition totale du peuple syrien, ça reviendra. On sait que des régimes comme ceux-là peuvent tenir pendant longtemps, mais  je crois que ce qui s’est amorcé reviendra peut-être autrement.

 

Après toutes ces recherches sur les intellectuels libanais, que vous évoque le Liban politique aujourd‘hui ?
La politique libanaise est difficile à suivre car elle est corrompue, clientéliste, manipulée… C’est presque du folklore. Et en même temps, tous ces gens qui sont là depuis toujours ont encore des débats politiques, certes caricaturales, mais le Liban reste le lieu où les choses se disent. Il n’y a pas eu de révolution, mais de nombreuses explosions d’idées. L’Etat est contesté mais il y a eu des combats pour les causes civiles. La politique libanaise a toujours été, pour moi, une sorte de thermomètre, avec des questions ouvertes et des choses masquées. C’est aussi le pays de la négation sociale, de la négation des questions raciales et de la xénophobie.

 

 

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