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Ayman Mhanna : « On se dirige vers une période très sombre »

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Ayman Mhanna, directeur du Centre SKeyes pour la liberté de la presse et de la culture
Écrit par Assia Mendi
Publié le 31 juillet 2019, mis à jour le 3 août 2019

Le directeur du Centre SKeyes pour la liberté de la presse et de la culture réagit à la déprogrammation du concert de Mashrou’ Leïla, prévu le 9 août dans le cadre du festival de Byblos.

 

Lepetitjournal.com Beyrouth : Quel est votre sentiment face à la décision du comité organisateur du festival d’annuler le concert du groupe de rock alternatif libanais ?
Ayman Mhanna : C’est triste que l’on en soit arrivé là. Cette décision résulte de violentes menaces de groupes extrémistes qui ont proliféré sur les réseaux sociaux. Elle s'explique également par l’inaction des autorités publiques qui auraient dû défendre le groupe, cible des pires intimidations. Les véritables responsables, ce sont les autorités publiques.

 

A quels « groupes extrémistes » faites-vous allusion ?
Je parle de groupes religieux chrétiens extrémistes, comme le dénommé ‘Parti démocrate-chrétien’. Des membres de ce groupe ont multiplié les appels à la haine sur internet. Des hommes armés se revendiquant de ce groupe étaient à l'extérieur de l’endroit où a eu lieu la réunion entre l'évêque de Byblos, le comité d'organisation et des responsables politiques,
à huis-clos. Cette affaire pose la question de ces groupes et celle de l'ingérence des autorités religieuses. Ce sont ces mêmes groupes qui s'opposent au mariage civil et aux droits de la femme. La liberté d'expression est l'une des victimes de cette ingérence du religieux dans la vie politique et sociale. Le Liban est le seul pays du monde arabe où il n'y a pas de religion d'État. La Constitution garantit le respect de Dieu, qui n'empêche en rien la liberté d'expression, ainsi que la liberté de croyance, donc celle de ne pas croire. Cette recrudescence des groupes identitaires religieux - musulmans ou chrétiens – est visible dans le monde.

 

Que pensez-vous des raisons évoquées par le comité organisateur du festival qui explique avoir été contraint d'annuler le concert pour « éviter une effusion de sang et préserver la sécurité et la stabilité » ?
Ni Mashrou’ Leïla, ni son public n'ont eu de comportement violent. La violence est venue  uniquement des détracteurs du groupe de rock. Au lieu de prendre toutes les mesures contre ces criminels potentiels, on a préféré annuler le concert. La justice a convoqué deux membres de Mashrou’ Leïla pour être interrogés, tandis que ceux qui violent les lois libanaises en proférant des menaces sur les réseaux sociaux n'ont jamais été inquiétés. Cela montre à quel point les autorités publiques sont laxistes à l'égard des groupes les plus radicaux. C'est un fait sans précédent au Liban. Des œuvres artistiques sont certes régulièrement censurées, mais l’annulation de ce concert révèle autre chose. A l’avenir, un autre groupe - politique, religieux ou armé – pourrait utiliser la même méthode pour empêcher la tenue d’un événement qu’il considère comme contraire à ses valeurs. L'autorité publique a failli à son devoir de protéger la liberté d'expression. On se dirige vers une période très sombre.

 

Qu'est-ce que l’affaire Mashrou’Leïla révèle sur la classe politique libanaise ?
Cette affaire montre les intentions des partis politiques, prêts à fouler aux pieds le préambule de la Constitution et la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen à des fins électoralistes. Il est beaucoup plus facile d'apaiser les peuples en jouant la carte du discours racoleur et hyper-communautariste. Les partis politiques tombent dans ce piège et contribuent à alimenter ce discours identitaire et de haine, notamment vis-à-vis des réfugiés. Le discours identitaire séduit, mais le Liban n'est pas une exception.

 

D'un point de vue plus général, quel est l'état de la censure au Liban ?
La situation est toujours aussi mauvaise. Rien que ce mois-ci, deux films ont été interdits de projection au Liban. Lors du Beirut International Film Festival, des long-métrages ont été interdits.

Il y a quelques semaines, le concert du groupe de rock Sépultura a lui aussi été annulé. Plusieurs livres, dont ceux de Yuval Harari, (Sapiens, Homo Deus, 21 leçons pour le 21e siècle) ont tous été censurés. Malheureusement, il y a très peu de réaction de la part des Libanais. Nous payons le prix de trois ans de recul des libertés publiques. Il aura fallu attendre l'affaire Mashrou’ Leïla pour que tout le monde se réveille. Si nous avions pris à temps toutes les mesures pour résister à ces censures, en les dénonçant dès le départ, nous n'en serions peut-être pas là. Aujourd'hui, la pente est beaucoup plus difficile à remonter.

 

Percevez-vous une lueur d’espoir ?
Bien au-delà de ce que la société civile peut faire, la seule solution est une réponse d’ordre politique. Une offre politique basée sur les droits de l'Homme doit émerger. Tant qu'il y aura des politiciens qui ne s'intéressent pas à ces questions et qui ne servent que leurs propres intérêts, il n'y aura aucun moyen de garantir la liberté au Liban. Les rédacteurs de la Constitution de 1926, qui ont inscrit la protection des libertés publiques d'expression et de croyance dans son préambule, étaient beaucoup plus libéraux et progressistes que les partis qui nous gouvernent actuellement. Cette régression politique a conduit à la régression des libertés.

 

 

Publié le 31 juillet 2019, mis à jour le 3 août 2019

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