Entre un jongleur coincé à l’arrêt Urquinaona, un crooner de reggaeton qui confond bouteille d’eau et micro, et un magicien dont le plus grand tour consiste à éviter les amendes de la TMB, les rames du métro barcelonais offrent chaque jour un spectacle aussi chaotique qu’involontaire. Voyage au cœur du théâtre le plus fréquenté, le moins volontaire, de la ville.


Il est 18 h 42 sur la ligne 4, direction Trinitat Nova. La rame est pleine, saturée de sacs de sport, d’odeurs très peu agréables et de conversations téléphoniques criées. Et soudain, une guitare surgit. Quelques notes hésitent, puis le train devient scène. Sans prévenir, un duo de musiciens entame une version émotive d’un vieux classique romantique latino. Le public, coincé entre deux stations et trois inconnus, n’a pas le choix : spectacle obligatoire.
Un auditoire captif, au sens propre
À Barcelone, le phénomène est bien connu. Le métro n’est plus seulement un moyen de transport : c’est un festival permanent, sans date d’ouverture ni billetterie. Des musiciens, des danseurs, mais aussi des poètes, magiciens, mimes et rappeurs squattent les rames comme des scènes de quartier. D’un point de vue artistique, c’est un joyeux bazar. D’un point de vue sociologique, un condensé de la ville : multiculturelle, bruyante, et vaguement anarchique.
Ces artistes sont souvent des habitués. On les reconnaît à leurs visages, à leurs instruments, à leurs slogans. Certains se relaient, d’autres s’imposent par la force du volume sonore. Certains applaudissent, certains soupirent, mais tous finissent, quelque part, par jouer le jeu.
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Le chapeau invisible : la quête du pourboire
Après chaque numéro, vient le moment le plus délicat : la tournée du chapeau, ou plutôt de la casquette, parfois d’un gobelet en plastique recyclé. Les artistes circulent entre les genoux et les sacs à dos, rappelant, poliment, que la beauté a un prix. Une pièce, un billet, un sourire, ou un simple signe de tête, tout se prend. Certains voyageurs, sous la pression du regard collectif, cèdent leur monnaie comme on paierait une rançon.
Mais derrière cette économie du spectacle se cache une réalité moins drôle : beaucoup de ces artistes vivent de ces quelques euros collectés au fil des lignes. D’autres voient dans le métro un tremplin vers quelque chose de plus haut, même si, pour l’instant, leur scène reste souterraine, au sens le plus littéral du terme.
Une tolérance toute catalane
Officiellement, la TMB interdit ces performances musicales dans les rames. En pratique, la règle s’applique selon un principe aussi flou que bienveillant : “si tu ne déranges pas trop et que tu finis avant la prochaine station, tout ira bien.” Les agents de sécurité, souvent des habitués eux aussi, ferment les yeux. Certains vont jusqu’à tapoter du pied, ce qui, dans le langage administratif, équivaut à une standing ovation.
Car finalement, ces micro-spectacles participent au charme étrange du métro barcelonais. Entre les murs carrelés, les annonces mécaniques “Propera estació, Verdaguer” et les odeurs souterraines, la présence humaine d’un artiste capte l’attention, fige le temps, et rend l’expérience moins monotone. Mieux : elle rappelle que dans cette ville, même le quotidien le plus banal reste prétexte à performance.
La mise en scène du chaos urbain
Certains observateurs y voient une esthétique du désordre typiquement barcelonaise. Une forme d’art populaire et spontanée, née de la coexistence de mille cultures et de la passion des Catalans pour la rue, la scène et l’improvisation. D’autres, plus grincheux, dénoncent un “bruit organisé” qui rend impossible toute sieste debout entre deux stations.
Mais au fond, n’est-ce pas là le cœur de l’identité barcelonaise ? Ce mélange constant entre agitation et créativité, entre stress et spectacle, où chaque instant mérite un peu de mise en scène. Dans d’autres villes, on zappe les musiciens ; ici, on les filme pour TikTok.
Chute finale, à Passeig de Gràcia
Quand le métro freine brusquement à Passeig de Gràcia, les musiciens rangent leurs instruments avec une grâce de danseurs fatigués. Ils remercient, parfois d’un signe modeste, parfois d’un “¡Gràcies, bon dia!” théâtral. Puis ils disparaissent, avalés par la foule, remplacés aussitôt par un mime au regard concentré ; prêt à transformer la rame suivante en nouveau plateau de théâtre.
Et la vie reprend, le spectacle continue. À Barcelone, même les tunnels ont du rythme. Et s’il faut descendre à la prochaine station, qu’importe : le cabaret souterrain de la ligne 4 ne ferme jamais ses portes, il change simplement de public.
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