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LIVRES – Entretien avec Marcel Lemonde, un juge face aux Khmers rouges

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Écrit par Ghislain Poissonnier 
Publié le 27 février 2013, mis à jour le 6 janvier 2020

Marcel Lemonde est ancien juge d'instruction aux chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens chargées de poursuivre et juger les responsables khmers rouges. Il vient de publier aux Editions du Seuil un livre intitulé Un juge face au Khmers rouges.

Cet ouvrage raconte de l'intérieur les arcanes de cette aventure judiciaire hors du commun, faisant suite à l'une des pires tragédies du siècle ayant fait près de deux millions de mort. Il livre le récit d'une passionnante bataille entre diplomatie et justice, nobles intentions et manque de moyens, devoir de mémoire et besoin de tourner la page. Jour après jour, Marcel Lemonde décrit dans son ouvrage la progression de son enquête, ses avancées, ses reculs et ses frustrations. Nos confrères du Petitjournal.com à Bangkok l'ont interviewé.

Lepetitjournal.com - Marcel Lemonde, pourriez-vous brièvement vous présenter ?
Marcel Lemonde -
Je suis magistrat judiciaire français. J'ai été successivement juge d'instruction, sous directeur de l'Ecole Nationale de la Magistrature à Bordeaux et président de chambre à la Cour d'appel de Paris. Je suis aujourd'hui expert pour le Conseil de l'Europe dans le cadre d'un projet d'amélioration du fonctionnement de la justice en Turquie. En 2006, j'ai été nommé juge d'instruction des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens chargés de poursuivre et juger les anciens responsables khmers rouges, occupant cette fonction jusqu'à la fin de l'année 2010.

En quoi consistait concrètement votre travail au sein des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens ?
Il consistait à instruire, conjointement avec un juge d'instruction cambodgien, le dossier destiné à servir de base au jugement des responsables des crimes commis au "Kampuchéa démocratique" entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979, ce qui correspond à la période de contrôle du Cambodge par les Khmers rouges. Il s'agissait de rassembler les preuves, de mettre en examen les suspects, de trancher les diverses questions juridiques soulevées par les parties et d'apprécier, in fine, s'il existait des charges suffisantes pour renvoyer en jugement un ou plusieurs accusés.

Vous avez instruit deux dossiers principaux : quels sont-ils et quel est leur résultat aujourd'hui ?
Le procès N°1, celui de Duch (le chef du centre de sécurité S-21 à Phom Penh), est terminé. L'accusé a été condamné en appel à la prison à vie en février 2012. De l'avis général, ce procès a été un succès. Le procès N°2, celui des dirigeants du régime - Ieng Sary, l'ex-ministre des affaires étrangères (86 ans), l'ancien chef d'Etat Khieu Samphan (80 ans), l'ex-numéro deux du régime Nuon Chea (85 ans), et Ieng Thirith, l'ex-ministre des affaires sociales (80 ans) -, avance de manière chaotique, de moins en moins satisfaisante : lenteur, batailles procédurales à répétition, santé chancelante des accusés, financement incertain. Les motifs d'inquiétude s'accumulent? Nul ne peut dire comment tout cela se terminera mais il est fort peu probable que cela se termine bien. On ne sait pas quand un jugement sera rendu, si jugement il y a un jour.

Quels ont été les principaux obstacles auxquels vous vous êtes heurtés ?
Les deux dossiers étaient gigantesques et d'une particulière complexité. La structure mixte du Tribunal - composé d'internationaux et de cambodgiens - était en elle-même un problème. Par exemple, s'agissant de l'instruction, toute décision devait être négociée, acceptée par le juge cambodgien, car la procédure prévue pour régler les désaccords était extrêmement lourde et ne pouvait être utilisée habituellement sans paralyser le Tribunal. Par ailleurs, le fait que les procureurs et les avocats aient été majoritairement des juristes de « common law » (le droit procédural anglo-saxon) a compliqué les choses : certains des acteurs ne connaissaient pas le système qu'ils étaient censés appliquer et, parfois, n'avaient guère envie de le connaître.

Quels ont été les faits ou les éléments importants que vous avez mis en évidence dans la chaine des responsabilités et qui n'étaient pas connus des historiens ?
C'est aux historiens de le dire. L'un des intérêts de ce travail judiciaire aura été de permettre de rassembler une importante documentation (le dossier fait 350 000 pages), qui restera à la disposition des chercheurs quelle que soit l'issue du procès. L'un d'eux, David Chandler - un universitaire australien qui a consacré sa vie à étudier le régime des Khmers rouges -, a déjà déclaré qu'il avait appris un certain nombre de choses de cette façon.

Y-a-t-il eu des pressions ou des interventions du gouvernement cambodgien dans l'enquête que vous avez supervisée ?
Dans ce Tribunal, aucun juge international n'a jamais été contraint de prendre une seule décision contraire à ce que lui dictait sa conscience. En revanche, les juges cambodgiens (qui étaient majoritaires) étaient dans une situation particulièrement difficile : l'Etat de droit au Cambodge reste encore entièrement à construire et les juges, dans ce pays, n'ont pas de statut. Ce n'est évidemment pas idéal pour rendre la justice de manière conforme au droit international. Cela dit, la condition de l'utilité de ce procès était évidemment qu'il se tînt au Cambodge, avec la participation des premiers intéressés, les Cambodgiens eux- mêmes. Un procès organisé à La Haye aux Pays-Bas, avec des juges internationaux seulement, aurait été beaucoup plus facile mais n'aurait eu aucun sens.

Pensez-vous avec le recul que le travail que vous avez effectué était utile, compte tenu des sommes très importantes qui ont été dépensées et qui, d'après certains, auraient été mieux utilisées à des actions de développement dans un pays très pauvre ?
Je crois que, malgré toutes ses limites, l'expérience n'aura pas été inutile. Sans doute, cela a coûté beaucoup d'argent (quand même beaucoup moins que les autres tribunaux internationaux?). On peut être tenté de penser que l'on aurait mieux fait d'employer les dons des pays étrangers à construire des écoles ou des hôpitaux. Mais le raisonnement selon lequel "la justice peut attendre" est un raisonnement à courte vue. Le développement durable du pays est conditionné, non par l'ampleur de l'aide internationale, mais par des réformes de fond, par la lutte contre la corruption et la mise en place d'un système judiciaire digne de ce nom.

Sur ce point, les jeunes juristes cambodgiens qui ont travaillé pendant plusieurs années au sein des chambres extraordinaires ont à l'évidence appris quelque chose. Le public a pu observer ce qu'était un fonctionnement judiciaire différent. Tout cela laissera évidemment des traces. L'État de droit ne se construit pas en un jour. Surtout, avant le procès, la période khmère rouge était taboue dans la société cambodgienne. On n'en parlait pas. Progressivement, cela a changé. Le procès a initié un débat à tous les niveaux de la société. Le programme de l'enseignement de l'histoire a été modifié en 2008 pour intégrer enfin le Kampuchéa démocratique. C'est très important pour l'avenir : ravagé par des événements terribles, le Cambodge est un pays à reconstruire. Or on ne peut bâtir une société sur le mensonge ou l'oubli.

Propos recueillis par Ghislain Poissonnier Mercredi 27 février 2013

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Publié le 27 février 2013, mis à jour le 6 janvier 2020

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