Dans une Thaïlande toujours marquée par une forte discrimination sexuelle, les femmes sont de plus en plus nombreuses à Bangkok à exercer le métier de moto-taxi, activité dangereuse et éprouvante dominée par les hommes
Les cheveux tirés en arrière, la traditionnelle veste orange des "moto-taxis" sur le dos, Ar Satranon est une des rares femmes à se frotter à cette profession risquée et physiquement éprouvante dans les rues de Bangkok.
Avec sept ans de moto-taxi au compteur dans le quartier animé d’On Nut, elle fait partie des milliers de femmes attirées par le métier, ses horaires flexibles, un revenu décent et le sentiment d’autonomie, alors que les mœurs évoluent en Thaïlande.
Ar, qui fait figure de vétérane, se félicite du fait que les femmes deviennent de plus en plus "motosai", saluant "une nouvelle génération de femmes fortes et courageuses".
"Il faut avoir le coeur bien accroché", confie la jeune femme dans un sourire. "Il y a des accidents dans la rue, donc c'est un travail risqué. Je ne suis pas une gentille fille: je suis dure et j'aime faire de la moto, c'est pour ça que je fais ce métier", ajoute-t-elle
Les moto-taxis sont un moyen de transport très utile pour échapper aux bouchons monstre de cette mégalopole de plus de dix millions d'habitants qui n'a cessé de se développer ces dernières années.
Casque de fortune tenant en équilibre sur le sommet de leur crâne ou tête nue, les chauffeurs embarquent les passants pressés en zigzaguant au milieu des véhicules.
Traditionnellement, cette corporation, tenue par une mafia liée à la police, de l'aveu même de l'Association des moto-taxis, est très masculine. Mais de plus en plus de femmes apparaissent sur les bancs des stations informelles que l'on trouve à chaque coin de rue, avec souvent un parasol, un sofa défoncé, un panneau artisanal où les chauffeurs "pointent" et une glacière comme seul décor.
Bien qu’il n’y ait pas de chiffres officiels disponibles, certains observateurs confirment que les femmes sont de plus en plus nombreuses à braver les routes encombrées et la discrimination pour un travail aux horaires de travail flexibles leur permettant de garder la maitrise de leur vie.
Flexibilité
Chaloem Changtongmadun, président de l'association des moto-taxis de Thaïlande, explique l'afflux de femmes dans la profession par leur recherche de flexibilité, dans ce pays marqué par une importante économie informelle - du vendeur de fruits ambulants aux marchandes tenant des stands de "street food", où le chômage est quasi inexistant.
Selon lui, le métier de motosaï offre aux femmes un niveau de liberté qu’elles ne peuvent trouver dans les bureaux, les magasins ou les usines. "Avant, je travaillais dans une usine, et quand j'avais des problèmes familiaux par exemple mon enfant qui tombait malade, c'était assez difficile de prendre des congés", raconte Somjit Lalert, responsable d'une station de moto-taxis. "Mon mari travaille déjà ici. C'est un boulot assez indépendant qu'on peut faire quand on veut, on peut partir si on est fatigué ou si on a quelque chose d'autre à régler", ajoute-t-elle.
En fonction du temps travaillé, les chauffeurs interrogés par l'AFP disent réussir à gagner entre 500 et 1.200 bahts par jour (entre 13,50 et 32 euros), dans un pays où les ouvrières d'usine sont souvent au minimum légal de 300 bahts par jour (8 euros).
Le président de l'association des moto-taxis de Thaïlande estime que les femmes représenteraient désormais jusqu'à 30% des quelque 98.000 chauffeurs enregistrés à Bangkok, mais d’autres considèrent que le ratio est probablement inférieur. De toute façon, ces chiffres sont invérifiables sans données officielles, certaines sources donnent par exemple un nombre total de moto-taxis bien supérieur, invoquant les fausses vestes et plaques en circulation.
Les femmes s'associent souvent dans les mêmes stations et sont moins visibles dans le centre-ville, encore très masculin, explique Chaloem Changtongmadun.
Dans ce royaume conservateur, où les femmes sont rares à s'essayer aux métiers réputés masculins, les conductrices de moto-taxis font figure de pionnières. "La Thaïlande est encore marquée par une très forte discrimination sexuelle", explique Kyoko Kusakabe, une sociologue japonaise étudiant la place des femmes dans l'économie informelle à l'Asian Institute of Technology de Bangkok. Cela malgré le fait que les femmes assument de nombreuses responsabilités familiales, en particulier en temps de crise, ajoute Kusakabe.
Les femmes sont plus susceptibles d'accepter des emplois peu rémunérés dans l'économie informelle, tandis que les hommes "restent au chômage pour chercher un meilleur travail", explique-t-elle.
"Aujourd'hui, les choses ont changé"
Chaloem attribue également la féminisation du métier ces dernières années à l'économique en crise depuis la prise du pouvoir par la junte militaire en 2014. L’instabilité du paysage politique thaïlandais - où les tribunaux et les coups d'État ont sapé les gouvernements civils depuis 2006 - a freiné la croissance de ces dernières années qualifiées de "décennie perdue". "Beaucoup de personnes ont perdu leur emploi ou ne pouvaient pas gagner assez d'argent pour s'occuper d'elles-mêmes et de leur famille", affirme Chaloem.
Aussi, lesecteur étant devenue plus réglementé, les chauffeurs sont maintenant moins vulnérables aux abus des mafias exigeant des paiements mensuels. Les stations de moto-taxis –appelées "wins"- fonctionnent également de manière plus démocratique, comme la tenue d'élections pour désigner les dirigeants et le fait de permettre aux membres d'une station de voter sur certaines décisions.
Cependant, la plupart des femmes ont toujours besoin du parrainage d'un parent de sexe masculin pour pouvoir rejoindre une chaîne où la concurrence est vive.
Attendant son tour dans une rue ombragée de Bangkok dans le quartier de Ari, Paveena, surnommée Yaya, affirme qu'elle a pu obtenir sa place seulement parce que son frère s’est porté garant pour elle. "Mon frère a demandé au propriétaire de la win si je pouvais emprunter l'un de leurs (gilets orange) pour gagner plus d'argent", confie Yaya, 36 ans, expliquant qu'il lui était nécessaire de trouver un deuxième emploi pour subvenir aux besoins de sa famille après le décès de sa mère il y a quatre ans.
Aujourd'hui, elle gagne environ 1 200 bahts (37 USD) pour une journée de travail, un revenu relativement élevé par rapport au salaire minimum quotidien de 300 bahts en Thaïlande.
La possibilité d’ajuster elle-même ses horaires lui a également donné la liberté de jongler avec son autre travail de vente de fournitures scolaires. Yaya avoue même que le fait de troquer une vie routinière pour sillonner les rues à moto l'a même aidée à gérer son chagrin. "Conduire m'a aidé à surmonter la perte de ma mère parce que je n'avais pas tant à réfléchir que cela... je n'avais qu'à conduire", dit-elle.
Buayloy Suphasorn, âgée de 53 ans, a débuté il y a 17 ans et est considérée comme une pionnière parmi les toutes premières femmes sur sa win. Au début, "certains hommes refusaient de s'asseoir sur ma mobylette parce que je suis une femme", se souvient-elle, car ils pensaient qu’elle devait être un piètre conductrice. "Mais aujourd'hui, les choses ont changé", assure-t-elle.