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Des jeunes thaïlandais à l'école du rap anti-establishment

Ecole rap thailandeEcole rap thailande
Lillian SUWANRUMPHA / AFP - Des étudiants chantant avec le rap "Equality" du rappeur Elevenfinger (2e droite), âgé de 17 ans, lors d'une séance de son club de musique dans une école publique à Bangkok le 8 novembre
Écrit par Lepetitjournal.com Bangkok avec AFP
Publié le 14 novembre 2018, mis à jour le 21 janvier 2020

Le rap thaïlandais s'est longtemps limité à une forme édulcorée de rap américain, mais la scène se radicalise et la jeunesse prend des cours pour dénoncer haut et fort les maux qui sclérosent selon elle la société.

"Un pays qui tue ses citoyens n'en a rien à foutre de ses enfants", chante Elevenfinger, qui fait partie de ces jeunes rappeurs, de plus en plus populaires et politisés en Thaïlande, qui dénoncent la junte militaire au pouvoir, un système éducatif calamiteux, et des coutumes sociales sclérosantes.

La scène rap thaïlandaise s'est longtemps cantonnée à imiter de façon édulcorée le rap américain, en reprenant le langage grossier mais sans discours social critique.

Mais cela a commencé à changer, les rimes pugnaces et politiques remplaçant les vers puérils, et prenant pour cible la junte au pouvoir et les hiérarchies sociales autoritaires du royaume dans ce pays où les rassemblements politiques restent interdits depuis le coup d'État militaire de 2014.

Des clips amateurs de rap par des adolescents et même des écoliers en uniforme âgés de 12 ans suscitent l'engouement sur les réseaux sociaux, notamment Youtube. "Vous avez construit des métros aériens, mais l'éducation est au point mort", dit une des chansons de Elevenfinger, qui doit son surnom à une malformation congénitale le dotant d'un 11ème doigt.

"On dirait que les gouvernements ne veulent pas que les gens réfléchissent", se désespère le rappeur de 17 ans, dont le vrai nom est Thanayut Na Ayutthaya, dans un entretien avec l'AFP. 

Le collectif professionnel RAP ("Rap against dictatorship", "Rap contre la dictature") a fait les gros titres récemment, y compris à l'étranger, avec sa dernière chanson, "Prathet Ku Mee" ("Ce qu'est mon pays"), très anti-junte.

Elle a fait plus de 30 millions de vues sur YouTube récemment et le groupe s'est vu attirer les foudres de la junte, les menaçant de poursuites.

"Nous voulons que ceux qui écoutent la chanson se manifestent et disent tout haut ce qu'ils pensent", ajoute Jacoboi, co-fondateur du groupe "Rap against Dictatorship", qui réclame le départ des militaires au pouvoir et l'organisation rapide d'élections.

Penser par soi-même

Dans les écoles de Thaïlande, l'enseignement est basé sur l'apprentissage par coeur, sans jeu des questions-réponses avec les enseignants. Les élèves apprennent le strict respect de la séniorité, du statut et des règles édictées par l'armée, allant de la longueur des cheveux au programme d'enseignement.

Cela a limité la capacité des gens à résoudre par les problèmes eux-mêmes, critique le rappeur Jacoboi. "On ne leur apprend pas à développer leur sens critique", dit-il.
Comme beaucoup de Thaïlandais élevés dans ce système, les rappeurs ne participaient généralement pas à des conversations politiques, ajoute-t-il.

Mais cela a changé au fur et à mesure que le pays s'enfonçait plus profondément dans la crise politique alimentée depuis plus d’une décennie par la lutte de pouvoir entre les élites traditionnelles royaliste et le clan de l’ancien Premier ministre populiste, le milliardaire Thaksin Shinawatra.

Alors que les Thaïlandais plus âgés se sont  lassés des incessantes turbulences politiques, la colère monte chez beaucoup de jeunes contre la classe politique vieillissante qui gouverne leurs vies.

Et les généraux au pouvoir, par leurs tentatives maladroites de contenir la dissidence, ont apporté le carburant nécessaire pour alimenter le ressentiment.
"La jeune génération se sent frustrée et veut s'exprimer contre la notion de hiérarchie, l'injonction d'être gentil. Et le rap leur donne un espace pour se rebeller", explique Anusorn Unno, sociologue à la prestigieuse université Thammasat de Bangkok, réputée pour son esprit contestataire.

"Briser les murailles"

A 17 ans, Elevenfinger, élève de Première, tente de faire changer les mentalités en organisant des sessions d'initiation au rap dans son établissement scolaire.

La séance commence par une simple question à laquelle les rappeurs en herbe sont appelés tout à tour à répondre pour déclencher une discussion: "Que voulez-vous améliorer dans cette école?"

A partir de là, les élèves, âgés entre 12 et 15 ans, se lancent dans des "battles", improvisant sur des sujets de société, de leur enfance dans un quartier défavorisé au harcèlement à l'école ou encore l'amour.

Ce jour-là, lors de la séance de rap à l'école avec Elevenfinger, les apprentis rappeurs sont vêtus d'un costume de scout, obligatoire dans les écoles du royaume tous les jeudis, loin de la garde-robe habituelle des "bad boys" de la musique. "Sans le rap, je n'aurais pas très envie de parler de ces sujets", explique un élève de 13 ans, qui s'est choisi le nom de rapper Peachfullz.

Elevenfinger, connu pour ses vers sur la stigmatisation sociale de la vie dans les bidonvilles où il est né, a créé le club il y a un an afin de "briser les murailles" de l'éducation thaïlandaise. "Je sais que ces élèves ont quelque chose à dire. Et je veux que cette salle soit une zone libre où ils puissent dire ce qu'ils veulent", explique Elevenfinger à la fin de la séance.

Alors que la junte promet des élections, sans cesse repoussées, pour début 2019, les artistes thaïlandais, habituellement peu investis en politique, expriment de plus en plus leur colère, que ce soit dans le street-art, le cinéma ou le rap. Mais le rap a rendu la critique sociale grand public. Et après le succès du rap anti-junte de RAD, les analystes estiment que le génie ne peut pas être remis dans sa bouteille.

Pour le sociologue Anusorn, le rap pourrait être un facteur de changement pour la société thaïlandaise, "briser la vieille hégémonie et ouvrir la voie à une nouvelle forme de culture thaïlandaise".

La junte est finalement revenue sur ses menaces de poursuites contre les auteurs de "Prathet Ku Mee" alors que la vidéo de la RAD devenait virale. Mais pour les rappeurs qui veulent dénoncer les hommes forts du pouvoir le risque est toujours réel. Les autorités ont menacé d’enquêter sur les musiciens en vertu des lois sur la diffusion de "fausses" informations. "J'ai un peu peur des autorités", a déclaré K.Iglet, le plus jeune membre de RAD, âgé de 22 ans. "Mais je peux témoigner que ce sont mes opinions sur la façon dont je vois mon pays. C'est ma vérité. Et je continuerai à rapper."

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