Supoj Lokunsombat, journaliste thaïlandais à l’origine du projet "Le Petit Prince en dialectes", vient de lancer une 4e version, en khmer Surin. Il revient avec nous sur ce qui motive cette initiative à but non lucratif.
Le 22 novembre dernier avait lieu à Surin, dans le Nord-est de la Thaïlande, le lancement d’une traduction du livre Le Petit Prince en langue khmer Surin, ou khmer du nord. Il s’agit de la quatrième version traduite dans l’un des nombreux dialectes parlés en Thaïlande depuis 2018, produite par un groupe de passionnés.
L’initiateur du projet "Le Petit Prince en dialectes" est Supoj Lokunsombat, un journaliste de voyage thaïlandais parfaitement francophone qui a amassé une impressionnante collection de l’ouvrage d’Antoine de Saint-Exupery au cours d’une précédente carrière chez Swissair.
Surfant sur la popularité du Petit Prince en Thaïlande, ce projet de traduction de l’œuvre de l’aviateur-écrivain français en langues locales a pour objectif la préservation du riche patrimoine linguistique et culturel de la Thaïlande dans toute sa diversité.
Pour Supoj Lokunsombat, le sentiment d’appartenance que suscitent les langues et dialectes locaux "agit en faveur de la sauvegarde et de la cohésion sociale dans un contexte de grande diversité culturelle et ethnique".
Il revient plus en détail sur ce projet dans une interview accordée à Lepetitjournal.com qui a eu le privilège de le rencontrer en novembre à Chiang Mai.
Lepetitjournal.com: Pouvez-vous revenir brièvement sur votre relation avec Le Petit Prince et sur le projet thaïlandais "Le Petit Prince en dialectes” ?
Supoj Lokunsombat: J’ai connu Le Petit Prince pendant mes années d’études en français à la faculté de Pédagogie de l’université du Prince de Songkla, dans le sud de la Thaïlande. J’ai par la suite brigué un diplôme de l’école hôtelière du Centre International de Glion en Suisse, ce qui m’a permis de travailler chez Swissair pendant 13 ans.
C’est au cours de mes multiples voyages professionnels que j’ai découvert l’ouvrage dans toutes ses traductions. A ce jour, ma collection comprend 600 exemplaires dont plus de 100 traductions différentes.
Le projet thaïlandais "Le Petit Prince en dialectes" a été lancé par un groupe de personnes séduites par la valeur littéraire de l’œuvre. Nous avons publié trois dialectes, le lanna, le karen, et le jawi, avant le khmer Surin paru le 22 novembre, à raison d’environ 1.500 à 2.000 exemplaires pour chaque dialecte.
Dans l’optique de préserver, diffuser et promouvoir ces dialectes locaux, Le Petit Prince est imprimé sous forme de livre et distribué aux écoles, aux universités ainsi qu’aux divers établissements enseignant desdits dialectes.
Pourquoi ces quatre langues ?
Le paysage linguistique en Thaïlande est très diversifié, avec de nombreuses langues et dialectes dont certains sont bien vivants et d’autres quasiment morts. Le choix de ces dialectes a reposé sur le fait qu’ils sont chacun représentatifs d’une des principales régions de la Thaïlande (le nord, le sud et le nord-est).
En plus de cela, ces variétés linguistiques, au-delà d’avoir des caractères très intéressants, sont les plus utilisées.
La version en lanna a été la première à voir le jour, en 2018. La version en karen avait suivi en 2019 et le jawi une année plus tard en 2020.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le paysage linguistique de la Thaïlande ?
Le Thaïlande est un pays multiethnique et multilingue qui a le privilège de compter encore aujourd’hui environ 70 langues et dialectes parlés localement par les différents groupes ethniques.
Le thaï central est la langue principale pour 37% des locuteurs, suivi par le lao de la région nord-est (Isan) avec 28% de locuteurs, le thaï du Nord (kham muang) avec 10% de locuteurs, le thaï du Sud (pak tai) avec 9%, le khmer avec 3%, le malais avec 2%, et finalement les autres dialectes qui comptent chacun moins de 1% de locuteurs.
Il existe également des dialectes locaux de minorités ethniques, telles que le khmer parlé dans la province de Surin, le jawi parlé dans les provinces de Pattani, Yala et Narathiwat, le karen parlé dans la province de Chiang Mai et le chong parlé dans la province de Chantaburi.
Quel est l’enjeu selon vous pour la Thaïlande de préserver ces dialectes locaux ?
Comme on le sait, c’est dans un souci d’unité nationale que le gouvernement a fait du thaï la langue exclusive de l’instruction publique. Ce qui peut paraître discriminatoire au vu des minorités linguistiques lésées.
Or, la préservation des langues locales suscite une certaine fierté et favorise un sentiment d’appartenance. Ce dernier agit en faveur de la sauvegarde et de la cohésion sociale dans un contexte de grande diversité culturelle et ethnique. Il ne s’agit pas seulement d’un outil de communication mais aussi d’un témoignage de la culture et de l’histoire des ethnies.
Il est clair qu’il existe des avancées modestes du côté du gouvernement qui désormais encourage l’apprentissage dans certains de ces dialectes.
En militant pour la préservation de ces dialectes locaux, notre but est non seulement d’accompagner le gouvernement dans ce projet d’intégration noble, mais nous entendons par ailleurs sauvegarder le patrimoine linguistique et culturel avec pour corollaire un véritable sentiment d’appartenance.
C’est pour ces raisons que la protection de la diversité culturelle et linguistique est devenue une tâche urgente dans le contexte actuel. L’enseignement des langues et des dialectes minoritaires au sein de la communauté est un facteur capital pour leur "renaissance".
Comment avez-vous obtenu les droits de diffusion du livre dans ces quatre langues ?
C’est la Fondation de M. Probst qui gère ces aspects. Ce dernier jouit d’excellentes relations avec les ayants-droits. Je vous précise néanmoins que depuis 2015, les droits d’auteurs pour les éditions du Petit Prince sont tombés dans la plupart des pays autour du Monde. Mais cela ne concerne que les livres et pas du tout ce qu’on appelle les produits dérivés.
Comment les traductions sont-elles validées ?
C’est moi qui valide les traductions. J’ai établi une relation de confiance avec M. Probst et je connais les règles importantes. Elles concernent principalement la mise en page, l’utilisation des aquarelles originales de Saint-Exupéry et les légendes des dessins.
Vous aurez certainement remarqué que nous disposons d’une grande liberté au sujet des couvertures des livres. Il en est de même pour le format, le type de papier et la reliure. Néanmoins ces éléments sont toujours définis en accord avec M. Probst.
Ce projet a-t-il vocation à devenir profitable ou est-ce une démarche à but non lucratif ? Comment est-il financé, par qui et pourquoi ?
C’est un projet à but non lucratif.
En 2016, j’ai fait la connaissance de Jean-Marc Probst, qui avait créé à Lausanne la Fondation Jean-Marc Probst pour Le Petit Prince. Il dispose d’une collection impressionnante de livres et de documents uniques. Au sortir de nos échanges, il a promis un soutien financier pour la publication du Petit Prince dans différents dialectes en Thaïlande ; y compris la distribution gratuite des livres.
Toutefois, compte tenu du grand nombre de collectionneurs du Petit Prince en Thaïlande, nous mettons en vente chaque fois une certaine quantité de livres.
Les revenus des ventes sont destinés d’une part à l’organisation des activités autour du Petit Prince, et d’autre part au programme de bourses aux étudiants des niveaux secondaire et universitaire pour des études littéraires de haut niveau, comme par exemple pour cet ouvrage renommé d’Antoine de Saint-Exupéry. Le projet est donc entièrement non lucratif.
Le travail de traduction est-il réalisé de manière bénévole ou par des professionnels ?
La Fondation de M. Probst rémunère les traducteurs, mais également les correcteurs, financièrement car nous pensons, M. Probst et moi, que tout travail mérite d’être indemnisé. Il s’agit d’un montant forfaitaire qui est de nature à motiver les traducteurs, mais ne leur met pas de stress et ne leur impose aucun contrôle ni même de délai dans le temps pour livrer leur traduction.
Le Petit Prince n’est pas un long texte mais il est très difficile à traduire.
Pouvez-vous revenir pour nous sur l’événement de lancement le 22 novembre à Surin ?
Le programme de l’événement de lancement du 22 novembre à Surin contenait des tables rondes autour de la traduction en khmer du nord du Petit Prince. Elles étaient animées par des représentants des fondateurs du projet, par des traducteurs et des conférenciers invités.
Il y a eu également une exposition présentant les traductions du Petit Prince dans plusieurs langues (environ 30 langues), les aquarelles de l’artiste Krirkbura Yomnak, les œuvres d’art inspirées par Le Petit Prince, comme le sarong féminin tissé à la main en soie “Madmee” de Surin comportant des motifs du Petit Prince, ainsi que les photographies du livre. Ce fût l’une des principales attractions de Surin avec comme objectif de contribuer à la promotion du tourisme dans cette province.
Un moment important de la journée fût la lecture d’extraits du Petit Prince en 3 langues : thaï, khmer du nord et français, par des étudiants en français de l’école Sirindhorn de Surin.
Il y a aussi eu des représentations de musique folklorique (orchestres de musique kantrum) avec Surachai Chantimathorn - Nga Caravan, un artiste de l’Isan, et Suntree Wechanon, un artiste du Lanna.
Nous avons à cette occasion mis en vente des exemplaires spéciaux du Petit Prince en khmer du nord, avec en couverture une aquarelle du Prasat Sikhoraphum par l’artiste Krirkbura Yomnage, ainsi que des souvenirs tels que des étoffes, des pagnes à carreaux traditionnels, des broderies avec des motifs d’éléphants dans le ventre d’un python.