L'armée thaïlandaise défraye régulièrement la chronique avec ses achats à grands frais d'équipements dont l'utilité ou du moins l'efficacité posent souvent question. Porte-avion, dirigeable d'observation, détecteurs d'explosifs, etc. la liste est longue des joujoux que les militaires s'offrent, davantage pour l'apparat que dans un réel souci de performance
Pour les forces armées thaïlandaises, l'année 2012 s'est achevée sur un couac retentissant. Leur ballon dirigeable, gonflé à l'hélium et équipé de matériel sophistiqué d'observation, s'est écrasé dans la province de Pattani en décembre 2012 lors de la visite du Premier ministre Yingluck Shinawatra dans la région.
Ce ballon dirigeable avait été acheté pour être utilisé notamment dans le Sud musulman, où une insurrection séparatiste a resurgi depuis janvier 2004. Il devait permettre de faire la différence dans l'observation des insurgés. Après l'accident, qui, heureusement, n'a pas fait de victimes mais qui va entraîner des réparations d'au moins un million de dollars US, la presse nationale n'a pas tardé à dresser un bilan mitigé de cet achat.
Reprenant au passage des critiques émanant de certains militaires eux-mêmes, qui doutaient depuis longtemps de l'utilité d'un tel équipement. Le ballon dirigeable, fabriqué par une société américaine, a coûté un total 13 millions de dollars US. Son coût de fonctionnement est jugé excessif (environ 2 millions de dollars US par an), sans oublier le coût de l'heure de vol estimé à près de 10.000 dollars US. Il se murmure qu'une partie de l'armée ne veut plus l'utiliser. Il a d'ailleurs très peu volé. Il serait vulnérable aux tirs par balle et serait tout aussi inefficace pour l'aide au contrôle des foules.
2 milliards de dollars par an d'achats d'armement
L'affaire du ballon dirigeable a beaucoup fait parler d'elle mais elle ne représente finalement qu'une partie très limitée des achats d'armement réalisés chaque année par le ministère de la défense du royaume pour près de 2 milliards de dollars US. "L'armée thaïlandaise a souvent acheté du matériel militaire coûteux, et sans grande utilité pour les missions qui lui sont confiées. Ces acquisitions semblent parfois ressembler plus à des opérations visant à donner du prestige à l'armée qu'à lui conférer une dimension opérationnelle réelle : un ballon dirigeable, des chars d'assaut, des avions de chasse, des sous-marins, un porte aéronef etc." explique Arnaud Dubus, journaliste spécialiste de la Thaïlande et auteur d'un ouvrage intitulé Armées du peuple, armées du roi (L'Harmattan, 2002) consacré aux armées thaïlandaise et indonésienne. La politique d'achat d'armement menée par les autorités thaïlandaises ne semble, en effet, pas toujours fondée sur des critères et sur des choix cohérents économiquement et techniquement. Les achats envisagés ont parfois répondu à une logique de volume, de prestige intérieur ou de posture régionale. Tel a été le cas, par exemple, avec la livraison d'un porte-aéronefs dans les années 90, le Chakri Naruebet, auprès des Espagnols. Manifestement, cette acquisition était disproportionnée par rapports aux moyens budgétaires du royaume. Il s'est aussi vite avéré que la marine thaïlandaise n'avait pas la capacité technique et opérationnelle de le mettre en ?uvre. "Il y a incontestablement un manque d'expertise technique de la part des militaires et du ministère de la défense, qui est accentué par un défaut de centralisation de cette expertise et de la prise de décision. Cela a pu donner lieu à des achats d'armement inefficace ou inadapté aux besoins du royaume", confirme Panitan Wattanayagorn, professeur de sciences politiques à l'université de Chulalongkorn, spécialiste des questions militaires.
Nombreux flottements dans la procédure d'achat du matériel
Certains des contrats d'armement signés par la Thaïlande ne sont pas transparents, ce qui permet aussi de soupçonner un certain nombre de malversations. "Ces achats de prestige ont donné lieu à des abus et des dérives. Une forme d'incompétence et de volonté de grandeur ont permis et aussi favorisé le paiement de pots-de-vin et autres commissions", poursuit le journaliste français Arnaud Dubus. Un phénomène traditionnel dans ce secteur de l'armement dans les pays en voie de développement, où les commissions versés aux militaires et au personnel politique peuvent être un critère déterminant dans le choix du matériel et du fournisseur. Mais un phénomène qui a pu être accentué en Thaïlande. "La souscription de contrats à des fins de corruption avec le paiement de commissions est une réalité en Thaïlande", confirme Panitan Wattanayagorn, l'universitaire de Chulalongkorn. "Mais ce n'est pas le seul problème. Il y en a également trois autres qui ont été identifiés : le manque de rigueur dans la procédure administrative d'achat, l'absence de leadership politique dans ce domaine, et enfin l'absence de contre-pouvoirs", confie-t-il.
La procédure administrative d'acquisition du matériel avec des règles claires et prédéfinies d'appel d'offres semble effectivement perfectible. Une procédure centralisée existe bien mais uniquement pour les achats de plus de 100 millions de bahts ou si les dépenses effectuées le sont sur plus de 5 ans : la proposition vient des services (armée de l'air, marine, armée de terre), puis passe au ministère de la défense, puis au conseil de défense, ensuite au Cabinet du Premier ministre et enfin au Parlement. Mais, de l'aveu des spécialistes, cette procédure reste cloisonnée, sans dimension interarmées et sans réelle centralisation. Elle manquerait également de transparence et favoriserait l'acquisition de matériel disparate, dont la maintenance serait difficile à assurer, à l'image des chars légers américains Stingray acquis à la fin des années 80 et peu utilisés en raison de fissures difficilement réparables dans les tourelles. "Un comité de gestion des dépenses de défense avait été créé en 1997. Il constituait une vraie tentative de transparence, mais il a été supprimé, sans que l'on sache vraiment pourquoi", explique Panitan Wattanayagorn.
Les choses changent
La Thaïlande semble également victime de manque de leadership dans ce domaine sensible de la souveraineté. "Tantôt, il n'y a pas eu de directives politiques claires faute de personnel politique soucieux de s'intéresser à ces achats en raison de l'absence de vision stratégique ; tantôt les armées, qui ont l'initiative, ont eu trop de poids dans le processus de prise de décision et ont réussi à imposer leur vue au personnel politique", précise également le professeur des sciences politiques, qui a été lui-même porte-parole du gouvernement Abhisit. Une règle qui a pu parfois être démentie. Au début des années 2000, la Marine, soucieuse d'imiter la Malaisie, envisageait d'acheter des sous-marins neufs auprès de la Corée du Sud. Elle a finalement obtenu une décision de principe d'achat de sous-marins en 2011, en quatre exemplaires et d'occasion, pour un coût total de 220 millions de dollars US. Mais en 2012, le ministre de la défense a décidé de reporter cet achat jugé non essentiel, faisant plier la Marine. De même, en 2011, l'armée de terre s'est vue forcée de se tourner vers l'Ukraine pour le remplacement de ses chars de combat, car ceux qu'elle convoitait en provenance d'Allemagne ou de Russie étaient trop chers.
La marge de manoeuvre des militaires se réduit
Enfin, l'absence de contre-pouvoirs a pu conduire à des erreurs dans les choix effectués. "Le manque de contrôle par le Parlement et par des autorités indépendantes, ainsi que le poids limité joué par l'opinion publique demeurent des handicaps", constate le journaliste spécialisé Arnaud Dubus. "En réalité, le débat public est souvent escamoté ; la transparence est limitée en Thaïlande. Or, il faudrait qu'un débat public sur la défense et ses moyens soit mené", explique Panitan Wattanayagorn. Il arrive tout de même que l'opposition soit trop forte et que l'armée doive faire machine arrière.
Pour les GT 200, ces appareils détecteurs d'explosif qui devaient être utilisés efficacement dans le cadre du conflit armé dans le Sud de la Thaïlande, grâce à la presse, il est vite apparu que ces appareils ne fonctionnaient pas et que les achats avaient été réalisés dans la précipitation pour un coût exorbitant et sans vérification préalable auprès du fournisseur britannique. "Là, il n'a pas été possible d'étouffer l'affaire et l'armée a été obligée de faire machine arrière", analyse Arnaud Dubus.
Force est de constater que depuis quelques années les médias suivent plus attentivement ces acquisitions d'armes, surfant sur une opinion publique qui ne souhaite plus que l'argent public soit dépensé pour des achats de prestige, sans aucune transparence. Cela a permis certains responsables politiques de faire preuve de plus de courage que par le passé. Pour les nouveaux F16 américains assez coûteux que le gouvernement Thaksin envisageait d'acheter, le choix a finalement été fait après 2006 de moderniser ceux acquis dans les années 80 et d'acquérir 6 avions Gripen de fabrication suédoise, qui avaient la préférence de la famille royale. "On voit bien qu'il reste beaucoup de choses à améliorer mais des progrès ont été faits : des commandes ont été soit annulées, soit limitées dans le temps ou en nombre", conclut Panitan Wattanayagorn sur une note d'espoir.
Ghislain Poissonnier lundi 28 janvier 2013