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INTERVIEW – "L’article 112 est destructeur mais est un ennemi invisible"

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Somyot Prueksakasemsuk, au milieu, est enfermé depuis un an et demi (photo courtoisie Sukunya Prueksakasemsuk)
Écrit par La rédaction de Bangkok
Publié le 19 septembre 2012, mis à jour le 6 janvier 2020

Somyot Prueksakasemsuk, ancien rédacteur en chef d'un magazine "rouge", devrait être jugé aujourd'hui pour crime de lèse-majesté. Son épouse se bat pour obtenir sa libération conditionnelle. A travers une association regroupant les proches des prisonniers, elle milite pour l'abrogation de l'article 112

Somyot Prueksakasemsuk , ancien rédacteur en chef du magazine anti-establishment Voice of Taksin avait été arrêté en avril 2011 pour crime de lèse-majesté. Il aurait laissé publier deux articles faisant offense au roi. Il avait été arrêté au poste frontière d'Aranyaprathet, alors qu'il était sur le point de quitter la Thaïlande pour le Cambodge, son nom figurait sur la liste noire de la police. Somyot est emprisonné depuis un an et demi et se voit systématiquement refuser la libération sous caution, en raison, selon la justice, des risques de fuite à l'étranger. Une dizaine de personnes sont actuellement emprisonnées pour crime de lèse-majesté dans le royaume, emprisonnement rendu possible par l'article 112 du code pénal thaïlandais qui permet de condamner à de lourdes peines toute personne insultant "le roi, la reine, le prince héritier ou le régent".  C'est contre cet article que se bat l'épouse de Somyot qui ne voit dans cette loi "aucun bénéfice pour le peuple thaïlandais". A travers un réseau de proches des prisonniers de l'article 112, Sukunya Prueksakasemsuk veut sensibiliser les Thaïlandais à la situation de ces détenus.

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Des articles qui mettraient en cause un "groupe influent de personnes"

Agé de 51 ans, originaire de Bangkok, et diplômé de l'université de Ramkhamhaeng, Somyot a été dans les années 80 et 90 un leader syndical très actif dans la défense des droits des travailleurs thaïlandais et dans l'émergence d'un syndicalisme autonome et démocratique. Il a deux enfants âgés de 20 et 16 ans. Au début des années 2000, Somyot est devenu éditeur. Il a publié de nombreux ouvrages et revues à caractère politique, social, syndical etc. En 2009, il est devenu l'éditeur du magazine bimensuel Voice of Taksin (un titre que l'on peut aussi traduire en thaï comme "la voix des opprimés"), dénommé par la suite Red power. A partir du coup d'état de l'armée en 2006, il s'est investi dans le mouvement des Chemises rouges. Il n'a jamais été un responsable politique ou un proche de Thaksin Shinawatra. Toutefois, choqué par le coup d'état de 2006, il s'est alors engagé en politique avec le souhait que le gouvernement en place en Thaïlande soit issu des élections. Avec Voice of Taksin, il entendait critiquer les oligarchies politique et économique très puissantes en Thaïlande. Il demandait également la révision de l'article 112 du code pénal sur le crime de lèse-majesté.
Il est mis en cause pour la publication dans Voice of Taksin de deux articles écrit par Jitr Pollachan, un pseudonyme composé des noms de deux Thaïlandais marxistes révolutionnaires. Il s'agit de deux articles qui racontent comme un roman ou une sorte de saga l'histoire de la Thaïlande au cours des deux derniers siècles. Ce "roman-feuilleton" revient sur des événements importants de cette histoire : par exemple, ceux de 1976 à l'Université de Thammasat, ceux de mai 1992 à Bangkok ou encore le coup d'état de 2006. Il attribuait la responsabilité de ces évènements à un "groupe influent de personnes" sans plus de précision. Certains en ont déduit qu'il s'agissait de la famille royale et ont donc considéré que ces deux articles étaient diffamatoires. Les deux articles ont été publiés en 2009. Aucun lecteur ou tiers n'a alors porté plainte contre le journal. Ce n'est qu'en 2011 que la police criminelle de Bangkok, le Bureau d'enquêtes spéciales (DSI, Department of Special Investigation), a d'initiative lancé une enquête contre mon mari, au motif que ces deux articles étaient répréhensibles au regard de la loi sur la lèse-majesté. Il a été arrêté le 30 avril 2011 par les agents du DSI, alors qu'il se trouvait dans la province Sa Kaeo, près du Cambodge, avec un groupe de Chemises rouges qui se rassemblait pendant que Thaksin Shinawatra se trouvait juste de l'autre côté de la frontière sur le sol cambodgien. Présenté à un juge, il a été emprisonné pour une durée initiale de 84 jours afin de permettre au DSI d'achever son enquête. Puis fin juillet 2011, le procureur a considéré que les charges étaient suffisantes pour le poursuivre et a obtenu du juge son maintien en détention. Au cours du procès, il a été demandé à mon mari de révéler l'identité de l'auteur de l'article, ce qu'il a refusé de faire arguant de la règle de la protection des sources. Finalement, un témoin a indiqué que l'article avait été écrit par Jakrapob Penkair, ancien porte-parole du gouvernement de Thaksin Shinawatra de 2003 à 2007, aujourd'hui en exil au Cambodge et poursuivi pour lèse-majesté dans d'autres affaires.

Propos recueillis par Ghislain POISSONNIER

 


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LePetitJournal.com Bangkok : Quelle est la condition physique de votre mari actuellement en prison ?
Sukunya Prueksakasemsuk :
J'ai vu mon mari la semaine dernière au tribunal (ndlr : l'interview a été réalisée le 11 septembre 2012), alors qu'il avait demandé une libération sous caution. Sa condition physique est plutôt stable mais il souffre toujours d'hypertension et de la goutte. Il a l'air de bien se porter mais il est difficile d'avoir une idée certaine de son état car il n'a bénéficié d'aucune visite médicale depuis qu'il est entré en prison, c'est-à-dire il y a un an et demi. Son état a été particulièrement aggravé et il a été infecté quand il a été transféré de prison en prison pour que les différents témoins soient entendus, dans des conditions très difficiles, debout dans des transports et attaché par de lourds fers.

Comment appréhendez-vous le verdict d'aujourd'hui ?
Il n'est pas certain que le verdict soit rendu ce jour-là car initialement, le tribunal devait rendre sa décision en septembre mais a été déplacé car les avocats de mon mari ont demandé à la cour constitutionnelle de donner son avis sur la constitutionnalité de l'article 112. Cet article (ndlr : article punissant les crimes de lèse-majesté) va à l'encontre des droits fondamentaux censés être protégés par la loi constitutionnelle. Le tribunal a estimé qu'il ne pouvait donc pas rendre de verdict tant que la cour constitutionnelle n'avait pas rendu cet avis. Nous redoutons cependant que la cour ne se montre pas efficace et continue de reporter et de retarder la décision. Nous avons  déposé la demande d'avis à la cour en mai dernier et n'avons eu aucune nouvelles depuis. La cour constitutionnelle déclare que l'étude de ce cas est "en cours" mais il est impossible d'avoir une idée de l'avancement de leur travail. En attendant cette décision, mon mari doit rester en prison. Le verdict concernant le procès de mon mari est donc intimement lié à la décision de la cour concernant la constitutionnalité de cet article 112.

Pouvez-vous revenir sur les faits exacts pour lesquels votre mari Somyot a été arrêté ?
L'auteur de ces deux articles publiés en 2006 dans "Voice of Taksin" (ndlr : magazine dont Somyot était rédacteur en chef) pour lesquels mon mari a été arrêté utilisait un pseudonyme Jitr Pollachan. Pendant l'interrogatoire, le procureur a demandé à l'un des témoins si Somyot savait qui se cachait derrière ce pseudonyme. Ce témoin affirmait avoir entendu que Jitr Pollachan était en fait Jakrapob Penkair. Quand la même question a été posée à mon mari, ce dernier a affirmé connaître l'auteur et qu'il s'agissait bien de Jakrapob Penkair. L'arrestation de mon mari n'est pas seulement liée à ces articles mais aussi à ses anciennes activités. Il avait déjà été arrêté et accusé en 2010 et a été détenu dans un camp militaire pendant un mois. Le gouvernement de l'époque a assuré que son nom se trouvait sur la liste noire des Chemises rouges soutenant Thaksin [Shinawatra]. La banque a ensuite gelé ses comptes professionnels pendant une année; il a ensuite été arrêté en 2011.

En quoi consiste exactement "112 Family Network", le réseau des familles affectées par l'article 112 formé en juillet dernier  ?
Une dizaine de prisonniers sont actuellement enfermés pour crime de lèse-majesté, en comptant les deux prisonniers qui ont été relâchées en août à l'occasion de la grâce royale annuelle accordée pour l'anniversaire de la reine. Six prisonniers sont donc détenus en ce moment, dont deux n'ont pas encore reçu de verdict; mon mari en fait partie, le tribunal n'ayant pas fini d'interroger tous les témoins. En lui rendant visite en prison, j'ai régulièrement rencontré les proches des autres prisonniers pour crime de lèse-majesté, tels que la mère de Surapak ou la femme de Surachai. L'idée de ce réseau d'une dizaine de personnes est de rendre l'histoire de ces prisonniers publique, et c'est en nous rassemblant que nous aurons le plus d'énergie et que nous pourrons apporter plus d'ampleur à notre combat. Les membres de la famille mais aussi les amis des prisonniers sont invités à se joindre à nous.

Quelle est la mission de ce réseau ?
L'objectif principal de ce réseau est de sensibiliser la population thaïlandaise. Les membres des familles des prisonniers sont effrayés et intimidés : certains n'osent même plus sortir de chez eux, mon fils a lui-même été arrêté. Le but principal est de mettre fin à la discrimination envers les prisonniers de l'article 112 et leur famille. La plupart des familles subissent de fortes discriminations dans leur vie quotidienne. Nous essayons donc de dire à la population thaïlandaise qu'il n'est pas illégal de s'exprimer librement et que personne ne devrait avoir peur de ses opinions. Jusqu'ici, notre message a reçu un accueil et une réponse positifs au sein de la population thaïlandaise. Nous vendons par exemple des cartes postales que beaucoup de personnes ont achetées pour y inscrire des messages de soutien à envoyer aux prisonniers. Nous récoltons de l'argent pour répondre à deux objectifs. Il s'agit d'abord de sensibiliser et de défendre notre cause. L'éducation et la sensibilisation qui sont notre objectif premier sont financés par cet argent. C'est au cas par cas que cette sensibilisation se fait : qu'il s'agisse de mon mari qui n'est que l'éditeur des articles ou d'Ampon Tangnoppakul qui était seulement « soupçonné » d'avoir envoyé des SMS. Ces cas concrets sont sans doute plus forts qu'une explication théorique ou juridique de l'article. Il s'agit ensuite de venir en aide aux membres du groupe si ces derniers en ont besoin. Par exemple, nous avons utilisé ces fonds pour faire venir un thérapeute pour soutenir des prisonniers sujets à des désordres traumatiques. Ces fonds sont aussi utilisés pour soutenir les frais de transports pour des proches qui viennent visiter les prisonniers. Un des moyens de soutenir note action est de signer la pétition. Plus nous aurons de signatures, moins le gouvernement pourra reculer devant la nécessité de modifier cet article.

En quoi les prisonniers enfermés pour crime de lèse-majesté sont-ils moins bien traités que les autres ?
Cette différence de traitement est surtout due à la manière dont les autres prisonniers les voient. Les prisonniers de l'article 112 sont attaqués, insultés et menacés, comme un prisonnier pour pédophilie pourrait l'être. Les prisonniers considèrent que l'insulte à la famille royale est d'une immense gravité. Les prisonniers de l'article 112 ne bénéficient pas du même processus juridique ni d'un procès équitable. Le 5 septembre, j'ai demandé pour la dixième fois la libération conditionnelle sous caution de mon mari. Le docteur Niran, membre de la commission nationale des droits de l'homme, s'est porté garant de cette libération sous caution. Nous possédons aussi un terrain d'une valeur de 2 millions de bahts en guise de garantie. Un procès équitable devrait garantir cette libération sous caution. Celle-ci offrirait à l'accusé et à ses avocats la possibilité de se préparer au procès. Si tous les pays bénéficient de ces droits fondamentaux et que ces derniers sont inscrits dans notre constitution, il n'en est rien en pratique.

En quoi estimez-vous que l'article 112 devrait être modifié ?
Je ne vois aucune raison valable pour que cette loi existe. Celle-ci n'apporte aucun bénéfice aux citoyens thaïlandais. Si une chose est véritablement et naturellement respectée, il n'y a aucune raison de créer une loi pour la protéger. La création de cette loi remonte il y a longtemps, et personne n'a depuis osé la modifier malgré son obsolescence. Comme beaucoup de choses en Thaïlande, on ne modifie pas cette loi par peur de toucher à la tradition. Cette tradition est devenue une norme intouchable. L'exemple est que l'idée même de modifier cette loi peut être considérée comme crime de lèse-majesté. Il est temps de changer cette tradition.

Sukunya Prueksakasemsuk tient dans sa main des cartes postales achetés par des personnes souhaitant envoyer un mot de soutien aux prisonniers (photo LPJ Bangkok.com)

Qu'attendez-vous de l'opinion internationale et de la portée de votre message à l'étranger ?
Le but principal du réseau est de démocratiser la vérité mais le rôle que peuvent jouer les instances étrangères ou internationales reste incertain. Les organisations internationales peuvent s'entretenir avec notre gouvernement et l'inciter à changer cette loi à travers des recommandations. Certaines organisations internationales ont déjà publié des avis publics. C'est le cas de Human Rights Watch ou de FIDH (Federal International of Human Rights). Les Nations Unies ont aussi publié un avis en décembre dernier sur le traitement des prisonniers de l'article 112. Mais c'est d'abord aux Thaïlandais de se mobiliser et de prendre conscience de l'impact de cet article. Personne ne peut nous forcer à changer ; ce changement doit venir de la volonté du peuple thaïlandais pour être viable. Pour aller de l'avant, les Thaïlandais doivent comprendre eux même que cette loi ne leur apporte rien et qu'il est temps de la changer.

En février dernier, votre fils Panitan s'est livré à une grève de la faim. Quel impact son action a-t-elle eu ?
Nous avons eu beaucoup de soutien. Il a été surpris par le fait que beaucoup de gens soient venus à sa rencontre et l'aient soutenu. Son action a touché et impressionné beaucoup de gens, en particulier des familles émues par la force de la relation qui le lie son père.  Les gens sont très émus par les situations très difficiles dans lesquelles se trouvent les familles des prisonniers. Un des prisonnier a un enfant de douze ans. Ses parents étant divorcés, l'enfant doit vivre chez des amis. Nous demandons sa relaxe pour qu'il puisse s'occuper de son fils.

Quel public sera présent aujourd'hui pour soutenir votre action ?
Je ne sais pas si cette date symbolique est une coïncidence (ndlr : il s'agit de la date d'anniversaire du coup d'Etat militaire en 2006) mais elle est arrangeante car beaucoup de personnes avaient déjà prévu de manifester ce jour là et vont se joindre à nous devant le tribunal. Non seulement des membres des Chemises rouges seront présents, mais aussi des syndicats de travailleurs, des universitaires, des simples civils ou des militants étudiants, qui se joindront au rassemblement. On note une prise de conscience croissante chez les étudiants, notamment parce que des étudiants ont aussi été accusés par cet article 112. Nous avons vu beaucoup de jeunes poser des questions sur la situation. La situation est très différente du temps des mobilisations de 1973 puisque aujourd'hui l'ennemi n'a pas de forme physique. L'article 112 est destructeur mais c'est un ennemi invisible. Dans les années 1970, les étudiants se sont battus contre le régime militaire, auquel ils ont fait face et qu'ils pouvaient voir, et identifier. Aujourd'hui, la mobilisation est plus compliquée car notre ennemi est abstrait, immatériel.

Propos recueillis par Gabrielle DE PERTHUIS mercredi 19 septembre 2012

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