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MARIE CURIE – Ses liens avec le positivisme polonais

Marie CurieMarie Curie
Écrit par Eric Sartori
Publié le 10 mai 2018, mis à jour le 10 mai 2018

Le 150ème anniversaire de la naissance de Marie Curie a été marqué par une exposition au Panthéon, un beau livre album de sa petite-fille, Hélène Langevin-Joliot, un film polonais de Marie-Noëlle Sehr, qui relate la période agitée de sa vie entre ses deux Prix Nobel. Son rôle pionnier dans les progrès des sciences, mais aussi dans ceux de la condition féminine est justement célébré : première à la licence de physique, première à l’agrégation, première femme docteur en physique, première femme titulaire d’un prix Nobel et même de deux (1903 et 1911), première Professeure à la Sorbonne, première femme à entrer au Panthéon par ses mérites propres, c’est une vie exceptionnelle de scientifique et de femme !

Mais un aspect de sa jeunesse, qui a joué un grand rôle dans son choix d’une carrière scientifique et sa vie ultérieure, est resté largement ignoré ; c’est le rôle de ses convictions positivistes.

 

Une jeunesse positiviste en Pologne occupée

 

Sa meilleure biographe, Susan Quinn, mentionne l’anecdote suivante :

 

« Sur une photographie de 1886 où elles posent toutes les deux, Maria et Bronia sont vêtues de noir de la tête aux pieds […] En donnant cette photographie à l’une de leurs amies, Maria Rodowska, qui partageait leurs idées, elles y ajoutèrent une dédicace: « A une positiviste idéale, de deux idéalistes positivistes ».

 

Maria Skłodowska est née en 1867, dans une Pologne occupée par la Russie, qui n’a même plus le droit de s’appeler Pologne, mais « Pays de la Vistule ». En 1863, une loi de conscription provoque une insurrection d’un an, réprimée par plus de cent mille soldats russes. La Russie impose alors une russification totale. A l’école de Marie, il est interdit de parler polonais et l’histoire de la Pologne n’est plus enseignée, du moins officiellement ; car il existait des cours clandestins de langue et d’histoire polonaises. En cas d’inspection, il fallait à tout instant se tenir prêt à passer au russe et à revenir au programme officiel, sous peine de fortes amendes, voire de prison.

 

Le positivisme polonais

 

Dans les années 1880, une nouvelle idéologie apparaît dans les cercles intellectuels polonais, le positivisme d’Auguste Comte. Pour présenter le positivisme polonais, peut-être la meilleure manière est-elle de recourir au discours du délégué polonais, Władysław Mieczysław Kozłowski lors de l’inauguration du monument d’Auguste Comte sur la place de la Sorbonne, le 18 mai 1902 :

 

« La philosophie positive commença à se répandre en Pologne quelques années après l’affreux échec de la dernière lutte sanglante pour son indépendance, celle de 1863, la dixième ou la onzième depuis un siècle. Les forces de la nation étaient momentanément épuisées. Les malheurs du pays étaient à leur comble. Les horreurs de l’oppression, près de cent mille victimes, formant l’élite de la nation, massacrées, incarcérées ou déportées en Sibérie, le pays dévasté, les propriétés confisquées, le terrorisme militaire régnant partout, tout cela produisit une dépression extrême de la vie nationale. Ce fut le positivisme qui vint apporter un souffle nouveau, qui parvint à ranimer la vie intellectuelle de la société. En 1868 parut la première exposition du système faite par Krupinski1. Elle éveilla l’attention et inaugura toute une série d’études ainsi que des articles polémiques combattant les doctrines religieuses surannées au nom du positivisme. Ce dernier devint bientôt un mot d’ordre de tous les éléments progressifs dans leur lutte avec le conservatisme et la routine […]

Le positivisme, en substituant le tribunal calme et positif de la raison aux entraînements de l’imagination et du cœur, servit de base à un nouveau programme politique et social, qui est connu sous le nom de « programme organique ». Il tendait à relever le pays sous le double point de vue intellectuel et économique, pour guérir les plaies fraîches de la dernière défaite. Il tendait surtout à relever le niveau intellectuel, moral et économique du peuple. Ce programme qui attira les meilleures forces de la nation vers un travail culturel en les détournant de tentatives révolutionnaires, impossibles dans l’état où se trouvait le pays, fit son œuvre, si bien que, en l’espace d’une vingtaine d’années, la vie intellectuelle et économique put reprendre son cours et se développer même rapidement […]

Le positivisme, par le programme organique, fit beaucoup plus que cela. Il apprit à toute une génération qu’il est possible de travailler pour le progrès et l’indépendance future de son pays sans recourir aux armes, ni aux conspirations, qu’il est même indispensable de s’adonner à un travail préparatoire pour rendre possible, un jour, ce but définitif. Le programme dit organique indiqua mille travaux modestes, sans résultats retentissants et immédiats, mais qui, dans leur totalité et par l’addition des efforts individuels, produisaient des efforts très considérables

Décrire un mouvement positiviste polonais très actif et divers sort du cadre de cet article. Mentionnons les noms d’ Aleksander Świętochowski et d’Albert Chmielowski, publicistes et historiens, qui fondèrent le Przegląd Tygodnioioy (Revue Hebdomadaire), premier organe polonais où s’exprima un positivisme militant, puis la Prawda (la Vérité) – eh oui, ce sont les positivistes qui ont inventé la Fête de l’Humanité et la Pravda ! Particularité nationale, le positivisme polonais fut aussi un mouvement littéraire, illustré notamment par Boleslaw Prus (1847-1912) et ses romans naturalistes (Lalka- La Poupée ; Emancypantki - La Nouvelle Femme) ; Józef Ignacy Kraszewski (1812-1887), auteur d’un populaire cycle de 29 romans historiques ; Eliza Orzeszkowa (1841-1910), auteur de poèmes et de nombreux romans (Nad Niemnen -Sur le Niemen, Cham-le Manant), proposée pour le Prix Nobel de littérature en 1905 - ce fut Henryk Sienkiewicz (Quo Vadis) qui l’obtint.

 

C’est dans cette Pologne, opprimée mais espérant dans l’avenir, que se déroula la jeunesse de Maria Skłodowska. Alors, il n’est pas étonnant de l’entendre proclamer « son ambition de travailler pour le peuple, avec le peuple », s’indigner de ces jeunes Polonais pour qui « des mots tels que positivisme et question ouvrière sont de véritables bêtes noires ». Il n’est pas étonnant de la voir s‘engager dans des études scientifiques et rejoindre les cours semi-clandestins de l’Université Volante où elle s’initia à la chimie ; ni de la voir donner bénévolement des cours à de jeunes paysans refusant l’ « école russe », occupation que S. Quinn qualifie « d’admirable exemple de travail à la base positiviste. »

Et il n’est peut-être pas étonnant qu’arrivée à Paris, Marie s’entendit si bien avec Pierre Curie, issu d’une famille de tradition saint-simonienne2. Ainsi Michel Pinault3 considère que Marie Curie ne fut pas une scientifique engagée politiquement, au sens usuel du terme, mais juge : « De la vie de Marie Curie se dégage le type d’une intellectuelle qui, tout en refusant l’engagement militant et partisan, était bien loin de se cantonner dans la tour d’ivoire de son activité proprement scientifique et assumait sans barguigner la part de responsabilités sociales liées au statut du savant, et qui finit par s’identifier à la science positive en actes. »

Alors oui, il me semble que la vie de Marie Curie fut bien celle d’une positiviste engagée, un engagement qui remontait à ses années de jeunesse. Une belle et grande vie positiviste, qui, selon la formule d’Alfred de Vigny que Comte met en exergue du Système de Politique Positive, fut « une pensée de la jeunesse exécutée par l’âge mûr. »

1 Prêtre catholique qui se convertit au Positivisme.

2 Auguste Comte fut secrétaire de Saint-Simon et donna au saint-simonisme sa première armature intellectuelle.

3 Marie Curie, une intellectuelle engagée ?, Clio, vol 24, p. 211-229 (2006)

Publié le 10 mai 2018, mis à jour le 10 mai 2018