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LITTERATURE - Romain Gary et la Pologne (Second épisode)

Romain Gary pologneRomain Gary pologne
Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 14 février 2018, mis à jour le 14 février 2018

 

L'écrivain Romain Gary (1914-1980) a vécu dans plus de dix pays, dont la Pologne, entre 1921 et 1927. La Pologne occupera une place importante dans ses oeuvres, notamment dans son premier roman Education Européenne, publié en 1945. Mais alors que la biographie officielle évoque à juste titre l'âme russe de Romain Gary, quel impact eurent ses années polonaises sur lui ? Et quels lieux de Varsovie portent encore la trace de l'écrivain? Enquête.

Pour retrouver le premier volet de Romain Gary et la Pologne, Cliquez ici 

L'histoire polonaise du roman Education Européenne

Alors que chaque jour à l'aube, il part pour des missions de bombardements nocturnes au dessus de l'Allemagne, il écrit un roman dont l'action se passe en Pologne, dans une forêt près de Wilno (Vilnius encore polonais) où luttent des partisans polonais. C'est un livre hommage à une Pologne cosmopolite qui était en train de disparaître. Il est publié en anglais en 1944 sous le titre Forest of Anger et en français en 1945, avec des différences. Car entre temps, avec la fin de la guerre, l'annexion définitive de Wilno par la Lituanie soviétique, la découverte de l'ampleur de la destruction, la Pologne dont se revendiquait Gary, juive, cosmopolite, chaleureuse, n'est plus. Vivante en lui, elle n'est plus qu'un souvenir. Il faut un nouveau symbole de sa vision de l'Europe, et ainsi, la version française du roman, publiée en 1945 sous le titre « Education Européenne », verra des modifications subtiles : l'éducation « polonaise » devient «européenne», l'hymne polonais est remplacé par la Marseillaise, etc. Le roman gagne en universalité ce qu'il perd en cohérence. Gary recevra le prix des Critiques pour ce roman qu'il considère comme l'exploit de sa vie, son roman préféré.

Visitant Varsovie en 1955, il ne la reconnaît pas. « Pas seulement parce qu'après les destructions, les façades de Varsovie changèrent, mais aussi parce qu'un autre esprit habitait à présent la ville. Pour moi, ce fut comme si je revenais d'entre les morts? » (Cf Sources, entretien avec Kolodziejczyk). L'Europe centrale et orientale dont venait Gary avait changé. Elle avait vu triompher les idées de Staline et Hitler : Holocauste, massacres, nettoyages ethniques, déplacements de populations et de frontières? Le cosmopolitisme bourgeois fut remplacé par une internationale d'états nations « ethniquement purs », pour le plus grand malheur de la liberté, de la richesse culturelle, et de l'humour. Tout ce que les Polonais et les Lituaniens avaient construit en six siècles avait été annihilé en six ans.

« Insolemment Français »

Seule la France reste, à présent, pour faire vibrer Romain Gary. Mais dans son dernier entretien accordé vers la fin du mois de novembre 1980 à Leszek Ko?odziejczyk, qu'ils eurent en polonais, il avoue que la Pologne continue à le hanter, sans qu'il arrive « à s'expliquer où cette affection prend sa source... ». Gary y parle de ses souvenirs de Varsovie, dévoile le génome de son ?uvre littéraire : « Des poètes russes est resté en moi ce type de sentimentalisme ou de romantisme russe, qu'on appelle communément « l'âme russe ». L'humour et le sarcasme furent instillés en moi par la littérature polonaise - ce sens de l'humour particulier, qui naquit de la symbiose entre deux cultures : polonaise et juive. L'instruction française, et l'éducation en France ont formé chez moi les bases du rationalisme français, le lit de la rivière dans laquelle coulent en parallèle les autres tendances. »

Le mélange des identités s'est fait de manière fluide, et Gary se sent « insolemment Français » (Cf sources, entretien avec Jacques Chancel), lui qui finit par passer beaucoup de temps à Majorque, séparé de la France, « qu'il aime trop pour y vivre » (Cf Sources, entretien avec André Bourrin). Il aime s'identifier à l'histoire du caméléon qui devient rouge quand on le met sur le rouge, bleu quand on le met sur le bleu, etc. Et puis on le met sur un tapis écossais et le caméléon devient fou. Gary conclut : « Moi, je ne suis pas devenu fou, je suis devenu écrivain. »

À l'automne d'une vie où il aura vu Vilna / Wilno / Vilnius changer de nom et de pays, errant dans le monde, multipliant les identités, Romain Gary conçoit l'une des plus grandes falsifications de l'histoire de la littérature, qui finira par le dépasser, lui l'homme d'honneur, le compagnon de la libération. Il se réinvente incognito sous le pseudonyme Emile Ajar, développant un style unique et drôle, déconstruisant la langue française avant de se détruire lui-même. Il se suicidera le 2 décembre 1980, laissant une lettre se terminant par ces mots : « Je me suis enfin totalement exprimé ».

Ces « marches de l'Est », comme le dit Romain Gary, de ce qui fut jadis la République des Deux Nations auront donné beaucoup de grands écrivains à l'Europe, comme l'auteur préféré de Gary, Joseph Conrad, ou Czeslaw Milosz, qui recevait le prix Nobel de littérature l'année où Romain Gary se donnait la mort. Mais Roman Kacew aura fait mieux que tout le monde, il aura donné à la France deux de ses plus grands écrivains : Romain Gary et Emile Ajar. N'hésitons pas, à l'heure où l'Europe se perd à nouveau dans des questions d'identité, de nous revendiquer garants de ce fleuve qui prend sa source dans les marécages russes et termine sa course dans la Méditerranée. Un fleuve aux milles méandres, aux mille couleurs. Ce fleuve c'est l'Europe, et pas n'importe laquelle : c'est l'Europe de Romain Gary.

Sources :
- Le Malentendu - L'histoire cachée d'Éducation européenne, David Bellos, 2005
- Entretien avec Jacques Chancel, 1978. (INA)
- Documentaire : Romain Gary - le roman du double, Philippe Kohly, 2010
- Article dans la presse lituanienne : Romain Gary Ir jo ?eima ? Vilniaus istorijos dalis. 2014
- Annuaire téléphonique de Varsovie de 1938
- Chronique humoristique hebdomadaire d'Antoni S?onimski dans « Wiadomo?ci Literackie »

Matthieu Rubio (article publié le 1er juillet 2015)

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Publié le 14 février 2018, mis à jour le 14 février 2018