Mohamed Chelbi, alias "Gattous" a su composer une grande partie de sa vie entre son poste de fonctionnaire et son atelier pour finalement atteindre son objectif : consacrer sa vie à la peinture.
Nous l'avions rencontré en septembre 2012 dans son atelier du Kram, où il enseigne et s'adonne à sa passion : la peinture.
Né en 1957 au Kram, Mohamed Chelbi est d'origine turque et Beylicale par ses parents, grecque par son grand-père et russe par sa grand-mère.
Il a su composer une grande partie de sa vie entre son poste de fonctionnaire et son atelier pour finalement atteindre son objectif : consacrer sa vie à la peinture.
Lepetitjournal.com : Comment vous est venu le goût de la peinture ?
Mohamed Chelbi : Mon père qui était agriculteur mais aussi intellectuel, faisait des caricatures et m'a donné le goût du croquis et de la peinture.
J'ai donc toujours plus ou moins dessiné, et dès qu'il s'absentait, je lui volais de crayons de couleur, pour qu'il ne soit pas plus fort que moi !
Je me suis passionné pour les livres sur les grands peintres et j'ai commencé la peinture à 13 ans. J'ai très vite voulu devenir peintre et me surpasser.
Pourquoi la peinture ?
Peindre pour s'amuser, peindre pour dépasser mes angoisses, peindre pour vaincre la mort. Le peintre ne fait que refléter son monde interne avec un minimum de déformation (quoi que ce monde est très déformé) et avec un maximum de fidélité.
L'oeuvre commence quand le cerveau s'arrête et le coeur continue à battre avec sincérité, amour ...Ô Humain, je suis là.
D'où vous vient ce goût du dépassement ?
A l'âge de 12 ans, j'ai attrapé un asthme très dangereux, jusqu'à 13 crises par jour. L'année suivante mon père décide de m'envoyer cité mont d'or en France, j'y ai passé 3 années et je suis revenu guéri à presque 80 %.
Malgré cette première victoire, j'étais toujours chétif et solitaire. J'ai décidé alors de me prendre en main, d'oublier ma maladie et de me dépasser. J'ai commencé la culture physique puis le Kung Fu.
Au début, quand je faisais de l'échauffement j'avais une crise et je la cachais. Je me suis accroché et je suis fier d'avoir tué la maladie.
Votre renommée est venue assez tard, pourquoi ?
J'ai fait ma première exposition à 35 ans au musée de Sidi Bou Saïd. Avant cela, j'offrais mes peintures, j'étais rétif à la commercialisation de l'art, comme l'était mon père.
J'avais une approche technique très impressioniste, l'école qui m'avait le plus marqué : Degas, Sisley, Cézanne, Renoir, et surtout Van Gogh.
Surtout Van Gogh ?
Le jour où j'ai perdu mon frère, l'âme de Van Gogh et son jaune lourd, presque mort reflétant un grand expressionisme l'a remplacé. C'est aussi son influence qui a fait le succès de ma première exposition.
Grâce à cette exposition, j'ai rencontré Hedi Turki, que je définis comme "un vrai humain" et un Maître sans pareil, et qui est devenu un ami. Je lui rend hommage intérieurement chaque jour.
Vous avez peint deux autoportraits totalement différents, qui êtes vous exactement ?
Je suis tunisien avec des origines diverses comme tous les tunisiens, je suis musulman et j'ai une grande admiration pour le prophète Mohamed, en particulier pour ses qualités humaines, son côté stratège et politique.
J'adore la solitude, quand je suis avec moi-même, nous sommes déjà plusieurs ! j'aime me promener sur la plage et j'ai une passion pour les échecs qui m'a été transmise par mon père.
Je m'intéresse aussi beaucoup à l'astrophysique.
Vous êtes un artiste engagé, cela vous a-t-il desservi ?
Cela m'a plus apporté que desservi.
J'ai participé à la création du Syndicat des Artistes Plasticiens il y a environ 4 ans pour combler le manque dans ce domaine, après de nombreuses réunions avec Amor Ghedemsi, Omar Bey, Mahmoud Chalbi, Najet Redissi, entre autres ...
Cela nous a permis de devenir plus forts pour exiger un Musée d'Art Contemporain qui est inexistant en Tunisie, alors que l'Algérie en a 3. Nous sommes sur le point d'obtenir qu'enfin le fameux "1% de reversion à l'art contemporain" sur la construction de grandes bâtisses soit enfin appliqué pour la réalisation de fresques ou d'oeuvres dans les grandes sociétés ou les hôtels. Cette loi qui date des années 60 n'avait jamais été appliquée.
Avant ce syndicat, il n'existait que l'union des artistes plasticiens tunisiens, dont les règles interdisaient de former un syndicat ou défendre les artistes, et qui privilégiaient les artistes "politiquement corrects".
En avez-vous fait partie pour des raisons économiques ?
J'ai toujours refusé les commandes sous Bourguiba et Ben ali alors que j'étais presque sans un millime, parce que j'étais conscient de l'horreur de ces personnages.
J'ai d'ailleurs été censuré sous Ben Ali, un article qui devait paraître dans le journal Shark House, le plus important journal arabophone de Londres, a été interdit. Il concernait l'exposition "des singes et des hommes", à la Galerie Artishow. Le gouvernement avait pris ça pour une agression, ce qui était vrai !
L'expression était contrôlée, ils avaient peur des artistes !
"En art comme en amour, l'instinct suffit" ?
Isabelle Marion, une ancienne élève, m'a offert une céramique orange sur laquelle est inscrite cette phrase d'Anatole France.
Elle fait partie des nombreux souvenirs qui décorent le petit bar que j'ai installé dans mon atelier et où je reçois amis et artistes.
Cette phrase résume tout mon art : je suis totalement autodidacte et je suis fier d'appartenir entièrement à l'école de la vie.
Je n'ai fait aucune école et je n'ai qu'un seul maître : la vie ... Travailler beaucoup, aimer, sentir, pleurer, et aimer encore, parce que la base de l'art c'est l'amour .. l'amour dans tous ses sens.
L'art est l'étincelle qui te lie à l'humain. Cette étincelle peut passer de plusieurs manières, son impact aussi, peut être très différent, multiple.
L'humain c'est l'humain ; il pleure de la même manière, il rit de la même façon, il vit comme l'humain avec un grand H ... il n'y a qu'un seul humain. Ce langage ne peut passer que par l'art, pour ne pas disparaître
L'oeuvre véritable est celle qui te retient sans que tu saches pourquoi, ça c'est l'essence de l'art.
J'aime aussi beaucoup cette phrase de Nietzsche : "nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité"
Vous aimez aussi vous moquer de l'humain, et pas seulement des dictateurs ?
Si j'ai peint le singe, le clown ou le chat, c'était franchement pour taquiner, déranger, même emmerder la masse (le public) car j'ai toujours choisi le côté qui ressemble à l'humain.
Le chat ressemble énormément à l'humain et aux Tunisiens en particulier : égoïste, fourbe, égocentrique, ce qui ne leur enlève pas leurs qualités. Pauvre singe, l'homme a sali son image en se basant sur sa ressemblance, la faute en revient à Darwin.
Puis le clown, ce personnage humain qui te fait rire aux éclats et éclater en sanglots. Ce personnage touche tous les humains, c'est une immense caisse d'émotion, de désir.
Parlez nous de votre actualité
J'ai réalisé maintenant mon petit paradis dans une ancienne écurie du Bey au Kram, que j'ai bâti de mes mains au fil des années, où je reçois mes amis et mes élèves et où l'art peut s'exprimer librement.
Je donne des cours aux enfants et aux adultes, certaines de mes élèves ont déjà exposé comme Selima Tria, avec succès.
Quels sont vos projets ?
Peindre jusqu'à la mort, au dernier brin de ma vie, mon projet est de ne jamais atteindre le chef d'oeuvre, ne jamais arriver à l'horizon pour pouvoir continuer et courir derrière ce dernier éternellement, toujours chargé de l'Humain qui est en moi, amour et amour, et encore amour.
Continuer à vivre et mourir, car je crois à la mort et je survivrai après grâce à l'art.
L'éternel c'est Dieu. Et nous resterons des sous-produits de cette entité.
Mon rêve, c'est de continuer à vivre et à mourir à chaque instant.
Lire notre article au sujet de AnouARTounes, et de Rature.
Propos recueillis par Isabelle Enault (www.lepetitjournal.com) jeudi 19 décembre 2013