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XVIII. HAMAMATSU – Tenryu (Shizuoka) (2) | Notes sur les chemins d'automne

route japonaiseroute japonaise
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 24 juillet 2021, mis à jour le 24 juillet 2021

La soirée avance et j’arrive au restaurant Kawai unagiten, à côté d’un kombini. Le bâtiment est assez petit et je dois me concentrer quelques instants pour choisir la bonne porte d’entrée. Celle de gauche mène semble-t-il à un cabinet dentaire fermé pour le moment. Je vois une table depuis la vitre de la porte de droite, mais aucun signe de vie à l’intérieur. J’essaye tout de même d’entrer mais personne ne vient à ma rencontre pour l’instant : je me retrouve ainsi seul devant cette échoppe vide. Je me dis qu'à 17 heures, le service n'a peut-être pas encore commencé sa soirée, alors je patiente et pose mes affaires près d’une alimentation électrique murale à deux pas du bar. J’y recharge mon téléphone.

UN BON REPAS

Débarrassé de mon paquetage, je prends le temps d’observer les alentours. L’intérieur du magasin, un lieu convivial, chaleureux mais peu spacieux, se compose donc du bar auquel je m’accoude, de deux tables pour quatre et deux tables basses plus larges, surélevées sur des tatamis de paille aux bordures grenat. Le sol est en parquet. Aux murs, des journaux de base-ball et un autographe encadré me donnent quelques informations sur les propriétaires. La cuisine étant ouverte et visible depuis le bar, je peux voir les seaux superposés dans lesquels les anguilles attendent encore vivantes, leur eau en permanence renouvelée par un tuyau en caoutchouc – l’anguille est un poisson délicat et il semblerait qu’il soit préférable de la cuisiner le plus tôt possible pour garantir une meilleure qualité gustative.

Le cuisinier et patron, Kawai de son nom, sort alors de l’arrière-cuisine, visiblement surpris d’avoir un client. Après m’avoir servi un thé bien chaud au goût de foin si caractéristique, le cuisinier sort une anguille des récipients pour me la montrer d’un air interrogateur. Une fois mon choix validé, il s’empresse de la tuer d’un coup de hachoir dans la tête avant de l’ouvrir en deux sur la longueur. Ceci fait, Kawai me propose un assortiment à 3 000 yens pour me faire découvrir toute la subtilité des saveurs de l’unagi : une demi-anguille caramélisée dans une sauce spéciale, l’autre moitié grillée à blanc avec les classiques assaisonnements japonais gingembre, wasabi, sel et sauce soja. En accompagnement, il me prépare du riz blanc et des tsukemono, différents légumes déshydratés dans du sel indissociable de tout repas digne de ce nom, ainsi que quelques quartiers de mandarine. La chair de l’unagi est étonnamment tendre, presque fondante même. Je comprends maintenant toute la difficulté de sa préparation. Les saveurs, variant du soja salé à l’acidité des tsukemono, en passant par le sucré de la mandarine, l’épicé du wasabi, le parfum du gingembre, l’amertume du thé, et l’essentiel umami de l’anguille – cette saveur de contentement propre à certains acides aminés très communs dans les protéines animales – apporte au repas un équilibre plaisant et léger, la quantité suffisante étudiée pour ne plus ressentir le besoin de manger.

« Je te ressers du thé ? Les gens du Shizuoka ont du thé qui circule dans les veines, tu sais. »

 

LEVER LES MASQUES…

Nous parlons longtemps. Étant son seul client de la soirée et n’en attendant visiblement pas d’autres, nous échangeons sur différents sujets, comme les mangas, la linguistique et les différentes expressions régionales que je commence à relever par-ci par-là mais que j’oublierai rapidement… Au fil de la conversation, il me sert différents plats supplémentaires préparés à titre expérimental en vue de sa prochaine carte. Ainsi, j’ai le droit à tout une gamme de foie d’anguille cuisiné sous toutes ses formes. D’abord en soupe, servi dans un miso aux volutes rassurantes, puis grillé à la citronnelle et bouilli avec différentes herbes. Pendant une petite heure nous conversons ainsi, lui cuisinant et me resservant inlassablement plus de thé, moi cobaye savourant une à une les petites portions présentées sous le regard attentif du cuisinier. De fil en aiguille, nous en venons à parler de mon voyage.

–  Moi aussi, quand j’étais jeune, à mes vingt ans, j’ai parcouru la distance d’ici jusqu’à la ville de Shizuoka, mais à vélo… J’ai dormi quelques heures, la tête entre les bras dans un McDonald’s, puis je suis arrivé chez ma famille. J’ai même crevé une fois en route ! Ç’a été toute une histoire pour changer la chambre à air. Heureusement, j’avais de quoi me débrouiller dans mon sac. Toi par contre, ce que tu fais… C’est vraiment fou, c’est niveau pro pour moi ! Et à Tokyo, tu vas où ?

– Chez ma petite amie…

– Japonaise ? Quel âge ? Elle est mignonne ? »

Je m’amuse toujours autant de la curiosité des gens envers l’étranger. Bien souvent s’élève entre nous et nos voisins comme un grand mur que certains mettent toute une vie avant de le voir s’effriter doucement. Mais j’ai ceci pour moi que je n’ai rien d’un voisin. Je ne suis que de passage, témoin spectateur d’un paysage vivant et n’attendant pas ma validation pour exister. Il est alors peut-être plus facile de s’ouvrir à moi, passant au travers du tatemae, la façade et le paraître si importants dans les rapports sociaux qu’entretiennent les Japonais. Pour un temps, je deviens le confident et le confesseur de problématiques parfois très intimes. C’est également mon cas. David Le Breton tente une explication qui me contente tout à fait pour compléter ma remarque : « Libéré des contraintes d’identité, hors de sa trame familière, il n’est plus nécessaire de soutenir le poids de son visage, de son nom, de sa personne, de son statut social… Il se défait du fardeau parfois d’être soi, relâche les pressions qui pèsent sur ses épaules, les tensions liées à ses responsabilités sociales et individuelles. Il tombe les éventuels masques, car personne n’attend de lui qu’il joue un personnage sur les sentiers. »1

…OU NE JAMAIS LES METTRE

Je lui montre quelques photos de Sayu.

« Ça, c’est bien… Tu comptes rester au Japon du coup ?

–  Non, je dois rentrer pour Noël…

–  Alors, il va falloir l’épouser et devenir Japonais !

Je ris de bon cœur.

–  Et ensuite tu lui fais des enfants : moi j’en ai eu à 33 ans. J’en ai 37 maintenant, mon fils est sur sa quatrième année. Et ma femme est enceinte !

Je le félicite alors qu’il me fait défiler des photos de sa famille sur son smartphone. Il semble en tirer une grande fierté.

–  Peut-être que c’est elle qui viendra en France, on ne sait jamais… dis-je d’un air un peu provocateur.

–  Mais ça serait un enlèvement ! Sois Japonais, c’est bien mieux.

–  Pourtant, elle rentrerait dans ma valise…

Kawai réfléchit quelques instants.

–  Si vous avez des enfants, ils seraient moitié Japonais, moitié Français donc ?

–  De nationalité peut-être, mais c’est un peu plus compliqué que ça si l’on commence à regarder les origines… en Europe de l’Ouest, le métissage est très fréquent, tu sais.

Je commence alors à lui expliquer laborieusement mon arbre généalogique et les pourcentages de chaque branche, schématisant sur une serviette de table pour appuyer mon propos. Kawai se gratte la tête et conclut.

–  En tout cas, ils seraient à moitié Japonais. Ça, c’est simple.

Le temps passe et nous partageons un café. La soirée avance à grand pas.

–  Tu regardes les femmes sur la route ?

–  Parfois… Mais je dois surtout marcher, j’ai beaucoup de chemin et je suis souvent trop fatigué pour y prêter attention. Et puis je ne me sens pas tant attiré par les femmes que je ne connais pas. La beauté physique me touche, mais elle est changeante et ce qui nous plaisait au départ ne dure qu’un temps : j’ai besoin de plus que ça.

–  C’est bien vrai… Une fois, j’étais en France, et sur l’Arc de triomphe, à Paris, il s’est mis à pleuvoir. J’étais jeune… Une jolie Française m’a tendu son parapluie et a posé sa main sur la mienne. Sur le coup, j’étais ravi. Elle était belle maintenant et c’est tout ce qui comptait ! »

TENRYU LA NUIT

Il se fait tard et Kawai se prépare à la fermeture du restaurant. Je lui demande si je peux rester après la fermeture mais il n’habite pas ici, et malgré la très bonne soirée que nous avons passée ensemble, je demeure un inconnu à qui ouvrir sa porte reste difficile. Il appelle quand même des amis pour savoir si je pourrais tenter le coup ailleurs mais sans succès. Je pars donc de mon côté, le remerciant pour ce moment d’échanges avant de disparaître dans la nuit. Aucune enseigne se semblant prête à me laisser rester sur leur parking, j’avance dans la direction de la rivière Tenryû. Je tente ma chance auprès d’un poste de police malheureusement vide, tout le personnel étant en patrouille, et pousse jusqu’au prochain 7-Eleven. Enfin, je trouve de quoi me poser.

 

 

1Nicolas Truong (dir.), Philosophie de la Marche, La-Tour-d’Aigues, l’Aube, 2018, « Prendre son temps est une subversion du quotidien », David Le Breton, p. 93

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