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Un passage à niveau victime de sa célébrité : le surtourisme à Kamakura-Kōkōmae

À Kamakura, au sud de Tokyo, un simple passage à niveau attire chaque jour des foules de touristes venus photographier la scène culte d’un animé des années 1990. L’engouement, accentué par la popularité du Japon comme destination touristique, vire au casse-tête : embouteillages humains, déchets, nuisances pour les riverains. Les autorités locales testent, à partir de la mi-septembre, un dispositif inédit pour canaliser cette ferveur.

Kamakura surtourismeKamakura surtourisme
Écrit par Bruno Chapiron
Publié le 16 septembre 2025

Un grondement métallique retentit, le signal du passage à niveau s’active, les barrières se baissent. Derrière elles, une foule compacte de touristes qui tendent leur smartphone à bout de bras pour saisir la scène : le petit train de la ligne Enoden surgit, file le long de la côte, tandis qu’à l’arrière-plan scintille le Pacifique. En un instant, l’illusion se réalise : l’image culte de l’animé Slam Dunk prend vie. Mais la carte postale est brouillée par la cacophonie des klaxons, la bousculade et le chaos. Certains visiteurs s’aventurent dangereusement sur la chaussée, d’autres s’agglutinent sur les trottoirs, encombrant la circulation. Les riverains soupirent, excédés. Bienvenue à Kamakura-kōkōmae, petite gare de la ville côtière de Kamakura, proche de Tokyo, devenue malgré elle l’un des symboles du surtourisme au Japon.

 

Un lieu de fiction devenu pèlerinage

Le phénomène est récent mais puissant. Publié entre 1990 et 1996 dans le magazine Weekly Shōnen Jump, le manga Slam Dunk, de Takehiko Inoue, raconte l’histoire de Hanamichi Sakuragi, lycéen bagarreur qui découvre sa passion pour le basket-ball. Avec plus de 170 millions d’exemplaires vendus, l’œuvre reste l’un des monuments de la culture populaire japonaise. Son adaptation en animé, diffusée au milieu des années 1990, a marqué une génération entière en Asie, en Europe ou encore en Amérique latine.

Parmi les scènes mémorables, une séquence du générique d’ouverture : les héros traversent un passage à niveau, avec la mer en toile de fond, juste devant la station Kamakura-kōkōmae. L’image, anodine à l’époque, est devenue iconique. Pour des milliers de fans, s’y rendre relève du pèlerinage. Le lieu s’est ainsi imposé comme un “seichi junrei”, littéralement un “pèlerinage sur un lieu sacré”, une catégorie particulière du tourisme otaku qui entraîne chaque année des foules sur les traces de leurs héros de papier.

 

La rançon de la gloire : un quotidien bouleversé

Ce succès n’est pas sans contrepartie. “On ne peut plus sortir de chez nous sans être pris en photo”, témoigne une habitante du quartier, citée par le quotidien Asahi Shimbun. Les habitants décrivent des trottoirs saturés, des routes obstruées par des nuées de photographes s’agitant au milieu de la chaussée pour saisir “le bon angle”, obligeant les voitures à manœuvrer dangereusement. Les déchets abandonnés au sol se multiplient, malgré des affiches multilingues rappelant les règles élémentaires.

La ligne Enoden, charmante voie ferrée centenaire qui relie Kamakura à Fujisawa, se faufilant entre plages, collines et temples, se retrouve elle aussi sous pression. Les wagons, conçus pour un usage local, sont pris d’assaut, particulièrement le week-end. Les conducteurs doivent parfois patienter pour que les photographes libèrent les abords du passage à niveau. “Cela n’est plus tenable, ni pour la sécurité, ni pour les habitants”, déplore un responsable de la ville.
 

Kamakura ligne enoden succès
©Bruno Chapiron


Une expérimentation inédite pour canaliser les foules

Face à l’ampleur des nuisances, la mairie de Kamakura a décidé d’agir. En septembre 2025, une expérimentation est mise en place pour tenter d’ordonner les flux. Chaque jour, douze agents municipaux sont déployés aux abords de la station Kamakura-kōkōmae. Leur mission : rediriger les visiteurs vers un espace spécialement aménagé pour la photographie, situé dans un parc à quelques dizaines de mètres. Objectif : éviter les attroupements dangereux sur la route, tout en permettant aux amateurs de photo d’obtenir une vue dégagée du passage des trains.

L’opération s’accompagne d’autres mesures : installation de corbeilles à déchets dans le parc, campagne de sensibilisation pour interdire le stationnement sauvage, rappel de l’interdiction d’entrer sur des terrains privés voisins. La ville diffusera également des messages sur son site Internet et sur les réseaux sociaux afin d’encourager le recours au parc-relais, solution visant à stationner à l’extérieur de la ville pour rejoindre le site en transports publics.

Les autorités locales insistent sur le caractère temporaire et expérimental de l’initiative. “Nous voulons tester des solutions réalistes et obtenir la compréhension des visiteurs”, explique un porte-parole. Mais certains habitants redoutent que la création d’un “spot photo officiel” ne fasse qu’attirer davantage de monde. “Cela risque de transformer notre quartier en décor permanent pour touristes”, redoute un résident.

transformer le quartier, le prix à payer pour kamakura ?
©Bruno Chapiron


Le miroir du surtourisme au Japon

L’expérience de Kamakura reflète un malaise plus large : celui du Japon confronté à la montée du surtourisme. Après la réouverture des frontières en 2022, le pays a battu des records de fréquentation, attirant plus de 36,8 millions de visiteurs en 2024. Or, certains sites ne peuvent absorber de tels volumes. Kyoto en est l’exemple le plus flagrant : ses ruelles historiques saturées de visiteurs, les plaintes pour comportements irrespectueux dans le quartier des geisha, ou encore la mise en place récente de restrictions de circulation dans les lieux les plus visités.

Kamakura, ancienne capitale shogunale dotée de temples classés au patrimoine mondial, vit une situation similaire. Sa proximité avec Tokyo, située à moins d’une heure de train, en fait une destination idéale pour les excursions à la journée. À cela s’ajoute la popularité des séries animées qui utilisent ses paysages comme décors. Résultat : une ville charmante mais sous pression, oscillant entre accueil touristique et préservation de sa qualité de vie.

 

Des solutions à inventer

Comment concilier afflux de visiteurs et tranquillité des riverains ? Les expériences menées ailleurs offrent quelques pistes. À Kyoto, la municipalité a instauré des “rues piétonnes réservées aux résidents” dans le quartier de Gion. À Nikko, dans la préfecture de Tochigi, un système de navettes a été mis en place pour limiter l’afflux de voitures particulières. À Miyajima, l’île sacrée du sanctuaire Itsukushima, une taxe de séjour a été instaurée pour financer les infrastructures et réguler la fréquentation.

À Kamakura, les autorités semblent privilégier la pédagogie et la canalisation plutôt que la sanction. Mais certains spécialistes estiment qu’il faudra aller plus loin. “L’idée de créer des espaces officiels pour la photographie est intéressante, mais elle doit s’accompagner d’une réflexion plus globale sur la gestion des flux et sur l’éducation des visiteurs”, analyse un chercheur de l’université de Kanagawa. “Sans quoi le problème se déplacera d’un site à l’autre.”

 

Entre passion et responsabilité

Car le tourisme lié aux mangas et aux animés est un phénomène puissant, porteur de retombées économiques non négligeables. Des villes entières, comme Washimiya (Saitama) avec Lucky Star ou Oarai (Ibaraki) avec Girls und Panzer, ont revitalisé leur économie grâce à l’afflux de fans. À Kamakura, les commerçants du quartier de Koshigoe bénéficient eux aussi de cette manne touristique. Mais cet équilibre reste fragile : un afflux de visiteurs mal encadrés pourrait finir par éroder le charme même qui fait l’attrait du lieu.

Certains fans eux-mêmes appellent à la responsabilité. Sur les réseaux sociaux, des groupes de passionnés de Slam Dunk relaient des messages de sensibilisation : ne pas bloquer la route, respecter les habitants, utiliser les poubelles mises à disposition. “Nous voulons que ce lieu continue d’exister, pas qu’il devienne interdit”, écrit l’un d’eux sur X (ex-Twitter).

Enoden ligne mythique à Kamakura
©Bruno Chapiron


Préserver l’âme des lieux

La petite gare de Kamakura-kōkōmae illustre à sa manière les dilemmes du Japon face au surtourisme. Un lieu ordinaire, transformé en icône par un dessin animé, attire désormais des foules venues du monde entier. Entre les attentes légitimes des visiteurs, la lassitude des habitants et les efforts des autorités, la cohabitation reste délicate.

L’expérimentation de septembre dira si la création d’un espace photo et la présence renforcée d’agents municipaux permettent de ramener un semblant d’ordre. Mais elle pose une question plus vaste : comment accueillir sans dénaturer, comment partager sans épuiser ? À l’heure où le Japon s’impose comme une destination touristique majeure, le cas de Kamakura-kōkōmae est plus qu’anecdotique : il est le symptôme d’un pays célébré pour son hospitalité, mais désormais contraint de la redéfinir.

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