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Éric Chevallier, maître coutelier français au cœur de Sakai

Installé à Sakai, haut lieu de la coutellerie japonaise, Éric Chevallier a troqué les bancs de l’Inalco pour l’atelier d’un maître forgeron. Lauréat du Trophée des Français de l’étranger en 2015, il ouvre aujourd’hui sa forge au public dans un bâtiment historique de l’époque Edo. Rencontre avec un artisan devenu passeur culturel entre la France et le Japon.

Sakai forge d'Eric chevallierSakai forge d'Eric chevallier
Écrit par Bruno Chapiron
Publié le 5 septembre 2025, mis à jour le 16 septembre 2025

Dans les ruelles discrètes de Sakai, au sud d’Osaka, un bâtiment de bois à l’allure modeste se dissimule entre deux immeubles, sans attirer l’œil des passants. Derrière sa façade étroite, typique des maisons de l’époque Edo, se cache l’atelier d’Éric Chevallier, artisan français devenu l’un des rares étrangers reconnus comme maître coutelier au Japon.

Dix ans après son Trophée des Français de l’étranger, il franchit une nouvelle étape : ouvrir sa forge aux visiteurs. Une décision inédite dans un univers longtemps resté fermé, qui illustre la singularité d’un parcours hors normes : de la Bretagne à l’archipel nippon, entre abnégation, persévérance et traditions millénaires.

photo de Sakai
©DeSakai



Des tumulus bretons aux forges de Sakai

Originaire de Bretagne, Éric Chevallier découvre le Japon à travers un prisme inattendu : l’archéologie. Étudiant à l’Inalco, il est fasciné par la période Kofun (IIIe-VIe siècle), marquée par la construction de gigantesques tumulus funéraires, comparables à ceux qui jalonnent sa région natale. « Mon professeur, M. Nespoulous, a su rendre ce sujet complexe extrêmement passionnant », se souvient-il.

En 2012, lors d’un séjour dans le cadre d'un visa "vacances-travail", il se rend à Sakai, capitale historique de la coutellerie japonaise, où se trouve le plus grand tumulus du pays, celui de l’empereur Nintoku. Là, le hasard des rencontres l’amène jusqu’à un maître forgeron, 22e génération d’une lignée ancestrale. « C’est ainsi que j’ai commencé un apprentissage de cinq ans », raconte-t-il.


Cinq années de silence et de frugalité

Apprendre à forger au Japon, c’est d’abord apprendre à se taire. « Le silence et l’absence de communication m’ont marqué », confie-t-il. Dans la tradition, l’élève observe avant de reproduire. Pas d’explications, pas de corrections orales. Le jeune apprenti passe ses journées à découper du charbon, nettoyer l’atelier et entretenir le feu. Le soir seulement, il peut s’exercer, sans machines, en reproduisant les gestes du maître observés par-dessus son épaule.

À cette rigueur s’ajoute une austérité matérielle : 100 euros par mois en guise de rémunération, un logement spartiate sans eau chaude, ni douche, ni chauffage en hiver, et sans climatiseur dans la moiteur étouffante de l’été japonais. « Une longue période de frugalité et d’humilité », résume-t-il, non sans une certaine fierté.

Crédit photo De Sakai
©DeSakai



La reconnaissance française, un tremplin

En 2015, son travail acharné est récompensé au Quai d’Orsay lors de la cérémonie des Trophées des Français de l’étranger, où il reçoit le prix du Meilleur espoir. « Être français à l’étranger, c’est être un ambassadeur de la France. Même en travaillant dans un univers purement japonais, il faut se montrer à la hauteur », explique-t-il.

Cette distinction agit comme un véritable tremplin. En France, elle lui ouvre les portes de la haute gastronomie. Au Japon, il attire l’attention des médias locaux, ravis de voir un étranger mettre en lumière la tradition de la coutellerie de Sakai.

Le bouche-à-oreille prend ensuite le relais. Repéré par Arnaud Faye, alors chef de la Chèvre d’Or, il séduit rapidement Matthieu Dupuis Baumal, chef étoilé du Château de la Gaude, qui devient son premier client lorsqu’il lance sa propre marque. En 2017, une démonstration de forge sur les Champs-Élysées, devant une centaine de chefs étoilés, le propulse au firmament de la gastronomie. « Ce fut un véritable tournant dans ma vie de coutelier », confie-t-il.
 

©DeSakai
©DeSakai



Une forge ouverte dans un bâtiment Edo

Depuis août 2025, Éric Chevallier a franchi une nouvelle étape : rendre son art accessible aux visiteurs. Dans un bâtiment vieux de 200 ans, il a installé une forge qui conserve des outils centenaires. « Là où les autres utilisent des machines, je garde des méthodes anciennes », insiste-t-il.

La visite permet d’assister à des démonstrations, de marteler le métal chauffé à blanc, d’actionner un soufflet du XIXe siècle. « Chacun peut ressentir un peu les sensations de la forge ancienne. » Une vitrine propose également des couteaux, vendus entre 20 000 et 50 000 yens, intégralement fabriqués sur place.

Le lieu ne se limite pas à l’atelier : un café, un jardin intérieur et même une chambre d’hôtes complètent l’expérience. « L’atmosphère est paisible, typiquement japonaise, c’est ce que les visiteurs apprécient », explique l’artisan.
 

Forge de Sakai
©DeSakai


Entre France et Japon, un rôle de passeur

Les visiteurs affluent : Japonais intrigués, familles venues avec leurs enfants, Français heureux d’entendre des explications dans la langue de Molière. « Cela suscite des vocations. Au Japon, les ateliers de forge sont souvent fermés au public, et les artisans peu communicatifs. Ici, les jeunes peuvent enfin découvrir cet univers unique », se réjouit-il.

Pour Éric Chevallier, la coutellerie de Sakai est singulière. « Chaque étape est confiée à un atelier spécialisé : forge, affûtage, manche, gravure. Cela permet une qualité constante et des prix accessibles. »

Mais au-delà de la technique, il se voit comme un médiateur culturel. « Je suis français, issu d’une famille de forgerons en Bretagne. Je m’efforce de faire connaître la beauté de l’artisanat français tout en transmettant le savoir de la coutellerie japonaise. C’est une double casquette qui me permet de tisser des liens entre deux mondes. »


 

Des projets tournés vers l’avenir

Aujourd’hui père d’un jeune garçon de cinq ans, qu’il initie doucement à la forge, Éric Chevallier se projette déjà vers l’avenir. « Mon fils sera sans doute mon premier apprenti », dit-il avec tendresse. Il n’exclut pas de former, un jour, d’autres artisans, japonais ou étrangers, si les conditions s’y prêtent.

Mais son regard se tourne aussi vers l’Europe. « Je suis fasciné par la forge occidentale : les portails, les torsades, les décors au marteau. Les Français pensent que mon savoir est supérieur car japonais, mais je me sens tout petit face à ces artistes. »

À l’horizon, un rêve : unir l’art de Sakai et les traditions européennes dans une pratique hybride, à la croisée des cultures.


 

Un exemple d’intégration

Dix ans après son trophée, Éric Chevallier incarne une forme rare d’intégration au Japon : non pas l’effacement, mais l’ancrage. Sans renier ses racines françaises, il s’est immergé dans l’un des milieux les plus fermés et traditionnels du pays, jusqu’à y être reconnu par ses pairs.

Sa forge De Sakai, ouverte aux visiteurs, est bien plus qu’un atelier : un lieu où se rencontrent tradition et innovation, Japon et France, savoir-faire et partage. Un symbole, sans doute, de ce que l’expatriation devient lorsqu’elle s’ancre dans la patience, l’humilité et le désir de transmettre.
 

Pour en savoir plus :
Site internet de l’atelier DeSakai

Le saviez-vous : Les Trophées des Français de l'étranger sont un événement annuel organisé par lepetitjournal.com qui met en lumière les parcours remarquables de Français expatriés à travers le monde.


Photo de couverture : ©DeSakai

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