L’intelligence artificielle ne cesse de faire parler d’elle et façonne déjà notre quotidien. À l’occasion d’ICLR 2025, conférence internationale de référence sur l’IA qui s’est tenue du 24 au 28 avril 2025 à Singapour, Lepetitjournal.com a rencontré Xavier Bresson, Professeur à la National University of Singapore. Il nous livre une vision lucide et passionnée de cette technologie déterminante pour notre avenir numérique.


Le domaine de l'intelligence artificielle est assez jeune, tout est à construire.
Quel est votre parcours et qu’est-ce qui vous a amené à travailler dans le domaine de l’intelligence artificielle ?
Je suis chercheur et j’enseigne l’intelligence artificielle à la National University of Singapore. J’ai une formation initiale en physique théorique. Quand le phénomène de l’intelligence artificielle a commencé à prendre de l’ampleur dans le monde scientifique, j’ai décidé de faire le lien entre mes travaux de l’époque et le deep learning (apprentissage profond), sur lequel repose aujourd’hui l’innovation en intelligence artificielle. Le domaine est assez jeune, tout est à construire. Pour un chercheur, c’est passionnant de participer à une telle révolution.
Avant de nous expliquer comment fonctionne le deep learning, pouvez-vous définir ce qu’est l’intelligence artificielle ?
L’intelligence est multidimensionnelle. Il est difficile de se mettre d’accord sur les composantes intrinsèques de l’intelligence : est-ce la vision, le langage… ? Les scientifiques ont donc décidé de la décomposer et on se retrouve aujourd’hui avec des IA spécialisées dans le texte, l’image etc. ChatGPT est un exemple d’IA générative de texte, appelé communément LLM (large language model). Ce n’est pas la première IA à avoir vu le jour, avant elle il y a eu des intelligences de reconnaissance faciale et le célèbre AlphaGo, qui a été le premier programme à battre un joueur professionnel de Go.
L'intelligence artificielle vise à reproduire l’intelligence humaine pour nous aider dans nos tâches quotidiennes, que ce soit pour élaborer une stratégie de marketing, apprendre une langue étrangère ou conduire une voiture. Les domaines cognitifs des êtres humains sont sans limite ! Or contrairement à l’intelligence humaine, l’IA est seulement capable d’effectuer les tâches spécifiques qu’on lui a apprises.
C’est là qu’intervient la technique du deep learning. Elle s’inspire du fonctionnement du cerveau humain en entraînant un réseau de neurones artificiels à reconnaître des motifs. Pour cela, on lui montre des milliers voire des millions d’exemples pour qu’elle fasse des prédictions pour une tâche particulière. L’algorithme analyse la récurrence de séquences et prédit la suite. C’est une véritable machine statistique.
Tel un oracle, le LLM sait tout sur tout, pourvu que le prompt soit clair et précis.
Revenons à ChatGPT. C’est l’IA qui semble s’être développée le plus rapidement et qui a un impact important sur le grand public. Comment expliquer ce succès ?
Ce sont effectivement les IA linguistiques qui connaissent le plus grand essor. Pourtant, un enfant développe une intelligence visuelle avant de savoir parler. Il observe ses parents qui ouvrent une porte et il sait ouvrir une porte ! L’intelligence linguistique ne se développe que plus tard. Si les IA de textes ont pris de l’avance sur les IA d’images, c’est avant tout parce que le texte est un support très simple à représenter mathématiquement et donc facile à traiter, alors que les images appartiennent à un espace tri-dimensionnel, plus complexe.
En 2022, lorsqu’OpenAI développe ChatGPT, il part du principe que le langage est issu de l’accumulation d’expériences, faisant écho à Jean Piaget pour qui le langage ne peut être inné. Le LLM imite le langage humain en répondant, grâce à l’apprentissage, aux questions qui lui sont posées sous forme de prompts. Tel un oracle, le LLM sait tout sur tout, pourvu que le prompt soit clair et précis. C’est la première fois que l’on peut parler à la machine sans avoir recours à la programmation. Il est donc facile pour le grand public de s’approprier l’outil. Il y a une prise de conscience qu’une puissante technologie est à portée de main.

ICLR est LA conférence en intelligence artificielle qui réunit chaque année des experts du monde entier. Cette année, Singapour a vu affluer 8000 participants. En 2012, ICLR comptait seulement 200 personnes mais c’était le début de ce qui allait devenir la 4ème révolution industrielle. Il a fallu attendre 30 ans avant que la théorie (impopulaire) des réseaux de neurones artificiels des années 80 soit reconnue. Le développement d’ordinateurs puissants, les GPUs (graphic processing units), a joué un rôle crucial car les réseaux de neurones sont gourmands en calculs. Elle a culminé en 2018 avec l’attribution du prix Turing – le Nobel de l’informatique – à Geoffrey Hinton, Yoshua Bengio et Yann Lecun pour leurs travaux dans le domaine, qui depuis a été rebaptisé apprentissage profond, ou deep learning.
En 2025, où en est-on avec la recherche en IA ? Il y a une volonté certaine d’améliorer les performances des modèles qui fonctionnent bien aujourd’hui, à savoir les LLM comme ChatGPT, Claude ou Gemini, et les modèles de diffusion, qui génèrent images ou sons, comme Dall-E ou Midjourney. Pour cela, il faut comprendre pourquoi leur capacité de raisonnement est limitée et s’interroger sur la manière de repousser ces limites. Est-ce qu’en utilisant plus de GPUs ou plus de données on pourra un jour obtenir des intelligences de niveau humain ? Si, au contraire, on arrive à un point de saturation, il faudra sans doute s’orienter vers de nouveaux modèles. C’est aussi ça la recherche.
L’IA permet de faire progresser tous les domaines d’activité.
Les bienfaits de l’IA sont multiples. Pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets ?
L’IA permet de faire progresser tous les domaines d’activité. En médecine, la détection précoce de pathologies a augmenté de 20% grâce à des IRMs boostés à l’IA.
En 2024, le prix Nobel de chimie a récompensé la conception computationnelle de protéines, ouvrant la voie au développement de nouveaux traitements. Cela souligne l’importance croissante de l’IA dans les avancées scientifiques, en particulier dans des domaines complexes comme la biologie structurale.

L'éducation devrait elle-aussi être impactée. Non seulement l’apprentissage sera optimisé car les nouveaux outils éducatifs s’adapteront aux différents profils d’étudiants mais l’IA rendra l’éducation accessible à tous. Le potentiel est énorme.
En matière d’environnement, des travaux sont en cours pour créer des matériaux qui permettent de capturer le CO2. C’est un projet ambitieux mais fondamental pour la lutte contre le changement climatique.
Et il y a les LLMs qui s’intègrent dans le processus d’automatisation des tâches déjà amorcé lors des précédentes révolutions industrielles. On n’en est qu’aux prémisses car l’automatisation de la connaissance surprend et les gens ne savent pas encore quoi en faire. Quand on a inventé l’électricité, personne ne savait à quoi cela allait bien pouvoir servir et, peu à peu, on a vu apparaître l’ampoule à incandescence, le téléphone, le tramway, le moteur électrique… Il en sera de même avec l’IA.
La propagande a toujours existé, mais avec l’IA elle prend une autre dimension. C'est très puissant, et ça ne dort jamais !
L’IA peut aussi déstabiliser, voire effrayer. Quelles menaces peut-elle faire peser sur la société ?
Le scénario selon lequel l'IA prendra un jour le contrôle sur l'humain relève de la science-fiction. Il s’explique en partie par l'anthropomorphisme humain. Nous pensons que nous sommes l'espèce la plus intelligente sur Terre ou dans l'Univers et nous craignons qu’une autre espèce prenne un jour notre place. C’est très émotionnel. George Orwell met en garde contre le danger de prédire l’avenir. Les outils mathématiques qui ont été développés sont assez simples et certainement pas intelligents en soi. Il y a encore beaucoup d’erreurs, comme on peut voir avec les « hallucinations » des LLMs. On voit mal comment on peut arriver à un scénario à la Terminator ! L'IA est beaucoup plus limitée qu'on le croit.
Un des problèmes préoccupants qui découle directement de l'automatisation des tâches est la perte d’emplois qui s’ensuivra. Chaque révolution industrielle s’accompagne de mutations sur le marché du travail. De nouveaux métiers verront le jour mais il faut bien comprendre que personne ne sera remplacé par une IA. En revanche, une personne qui ne maîtrisera pas l'outil pourra être remplacée.
Autre dérive fâcheuse de l’IA : la désinformation. Le phénomène de fake news peut être relativement inoffensif (par exemple faire circuler de fausses vidéos humoristiques) mais, utilisé de manière généralisée et malveillante, il peut aussi mener à un contrôle des masses. Évidemment, la propagande a toujours existé, mais avec l’IA elle prend une autre dimension. C'est très puissant, et ça ne dort jamais !
Quoi qu’il en soit, la boîte de Pandore a été ouverte. Il est donc important de réguler l’espace juridique pour créer des garde-fous. Et en parallèle, veiller à ce que l’IA reste dans le domaine public, conformément aux déclarations récentes de Mark Zuckerberg, PDG de Meta et créateur de Llama, un concurrent de ChatGPT et surtout un modèle ouvert à tous. C’est indispensable pour la démocratisation de l'IA.
Singapour est une société numérique attirée par l'IA.
Est-ce que vous voyez des opportunités particulières pour Singapour ?
Singapour est une société numérique. L’IA attire énormément Singapour. Il y a une dizaine d’années, le concept de Smart City était déjà introduit. Singapour est sans doute la première ville au monde à avoir voulu utiliser l’IA pour développer des services à la population. Aménagement du territoire, développement des hôpitaux, automatisation des démarches administratives : tout dans la cité-État est mis au service d’une population vieillissante, qui requiert une prise en charge adaptée. Sans parler des infrastructures exceptionnelles et d’une innovation sans faille qui font de Singapour l’endroit idéal pour mettre en œuvre ces pratiques.

Quelle est votre vision personnelle pour l'avenir ?
C'est difficile d'imaginer l'avenir car l'IA change très vite. Il y a des découvertes marquantes tous les 2-3 ans. La dernière en date est ChatGPT. Personne ne l’a vu venir et on ne sait pas quelle sera la prochaine. On dit que les gens surestiment à court terme et sous-estiment à long terme. Je pense que c'est ce qui va se passer. En attendant, l’orientation qui est prise aujourd’hui vise à améliorer la capacité de raisonnement des LLM.

Il ne faut pas craindre l’avenir, il faut juste embrasser la nouveauté.
Que diriez-vous à quelqu'un qui se sent dépassé ou inquiet face à l’IA ?
Je pense qu’il est normal d'être dépassé. L’auteur de science-fiction britannique Arthur C. Clarke disait « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Dès que l’IA fera partie du quotidien de chacun, la peur de l’inconnu s’estompera. Les humains sont très résilients. Il ne faut pas craindre l’avenir, il faut juste embrasser la nouveauté. N’hésitez pas à utiliser ChatGPT, c'est la meilleure manière de ne plus avoir peur !
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