Des tranches d’agrumes comme soleil, un palmier dans un grille-pain, un homme-poireau, et tant d'autres déclinaisons évoquant Magritte… Une multitude d’images loufoques et psychédéliques se construisent chaque jour dans les yeux de Fiona Béraud, 22 ans.
Connue sous son nom d’artiste Cherubini, c’est par le collage digital que cette Française, élevée à Singapour, présente ses créations. “Je suis quelqu'un d'extrêmement visuel, comme on peut s'en douter. Je ne pense pas en sons mais en images.” Installée sur une banquette orange au fond d’un café parisien, son manteau en peluche sur les genoux, elle fait référence au personnage de Beth Harmon, de la série Netflix “Le jeu de la dame”, qui depuis son lit, visualise au plafond des parties d'échec. Fiona explique : “J'ai été choquée, puisque c'est ce que je fais depuis toujours, je pensais être seule à faire ça. Ce ne sont pas des hallucinations. J'imagine, je conceptualise… Je m’inspire aussi énormément de mes rêves, et des idées qui me viennent juste avant de m’endormir.”
Durant son échange universitaire à Hong-Kong il y a deux ans, elle a vécu les manifestations violentes contre l'amendement de la loi d'extradition proposé en 2019, qui a accru le pouvoir que la Chine continentale a sur le système judiciaire de la ville. Et puis est venue la pandémie Covid-19 et des confinements qui n'en finissaient pas. “Hong Kong, c’était dur. J’ai encore du mal à en parler.” avoue-t-elle. Face à cette année mouvementée, elle s'est tournée vers le collage digital, afin de canaliser son énergie créative, et de se distraire, explique-t-elle.
Raconter des histoires en une seule image est sa marque de fabrique. “Il y a un véritable aspect narratif à son art.” explique l'artiste-peintre Allemande Léa Chapiat. “Elle a créé son univers digital, comme refuge, avec pour seuls outils, des logiciels gratuits trouvés sur le web."
Invitée par deux boutiques éphémères, la Conférence "Design Nation" à New York, et l’atelier "At Work" de la Fondation Moleskine au Palais de Tokyo, elle commence à percer dans le milieu. Ses créations digitales attirent de plus en plus de regards sur les réseaux sociaux ainsi que l'attention d'autres artistes. Pour l’artiste multimédia Indo-Britannique Ketna Patel, les œuvres de Chérubini “reflètent notre monde contemporain multidimensionnel, où nous nous noyons dans le trop-plein d’informations. En sélectionnant les différents éléments de ses collages, elle fait un tri, d'un symbolisme puissant.”
A l’origine de ses créations pop-art surréalistes : avoir un regard de gamin. "Être créatif c'est faire des associations qui n'ont pas lieu d'être,” explique Chérubini. “Pour faire ces associations un peu brutes, un peu débiles, il faut un peu penser comme un enfant,” dit-elle.
Le nom Chérubini est justement inspiré par un chérubin joufflu, oisif, et contemplateur, au pied de La Madone Sixtine, œuvre du peintre Italien du 15ème siècle Raphaël. Chérubini est ainsi plein de contrastes, mi grand maître, mi gros bébé : “Je pense qu'il faut garder une part de folie.”
Cependant, en dehors des “moments d'inspiration rares et précieux,” il faut travailler son art quotidiennement, et compléter les commandes de clients à temps, ajoute-t-elle. Elle doit aussi alimenter ses réseaux sociaux de manière régulière, ce qu’elle trouve contraignant. Bien que ce soit par Instagram qu’elle a réussi à lancer son projet créatif et qu'elle obtient beaucoup de ses opportunités, elle a “un rapport un peu compliqué” avec la plateforme. “Il y a des moments où je finis par ne plus créer pour moi mais pour Instagram et quand tu mets du cœur dans un collage et que ça floppe... C'est difficile.”
Cette pression a provoqué plusieurs périodes, pendant lesquelles l’inspiration ne lui venait plus. Dans ces moments, elle se tourne vers des photos d’archives. Pour elle, “la photo c'est une histoire de famille.” Son arrière-arrière-grand-père Serguei Prokudin-Gorsky est à l'origine d'une technique de photographie en couleur inventée dans les années 1850. Elle a aussi une collection de photos, de pellicules, et de Polaroïds, qu'elle a acheté aux puces de Saint-Ouen. “Quand je vois des photos d'archives vendues pour 30 centimes, je me dis qu'à un moment ces photos ont été précieuses à des personnes qui sont maintenant mortes et oubliées. Je leur fais un peu honneur en quelque sorte.” La photo lui permet donc de se recentrer. Mais retrouver sa créativité est aussi une question d’effort.
La discipline et l'organisation sont essentielles pour Fiona, qui en parallèle de ses nombreux projets artistiques, s’éclate dans son Master en Innovation et Transformation Numérique à SciencesPo Paris. Elle gère par ailleurs la vice-présidence de l’association étudiante WeStart, qui organise des événements dans le domaine de l'entreprenariat et de la technologie. Elle produit aussi les affiches publicitaires pour une grande variété de projets de ses camarades de classe. “Dépendant de la semaine, je passe dix à quinze heures par semaine à travailler sur mes projets artistiques et associatifs.” dit-elle. Bien que ses journées soient déjà chargées, elle dit qu’elle en ferait bien plus “si seulement il y avait plus d'heures dans une journée.”
Cette pratique en multitâche, est justement ce qui la fait vibrer. “Avoir plusieurs activités me permet de me focaliser sur l’une quand je me sens moins inspiré par l’autre,” dit-elle en jouant avec ses bagues. La monotonie, selon elle, ne correspond pas à son caractère. “Avoir une boutique et vendre mon art à plein temps, ça ne m'intéresse pas.... Être graphiste à plein temps, être purement dans le digital ça ne m'intéresse pas,” dit-elle. Son idéal serait de combiner le tout.
Bien qu’elle apprécie le graphisme comme moyen d'expression artistique, l'aspect statique et solitaire de son art laisse à désirer selon Cherubini. “Il n'y a pas de spontanéité, de rapport à la scène, ce qui m’est très important car j'ai fait énormément de théâtre.”
Sa solution : La Machine à images. "J'ai eu un moment Eureka,” explique-t-elle, les yeux scintillants. Elle voudrait en un premier temps développer un logiciel ou une machine contenant une bibliothèque d'images et une liste d'effets spéciaux, reliée à un système de projection tel celui de l’Atelier des Lumières. Ceci lui permettant de mixer des visuels en direct de la scène. “Dans les années 1960s c'était très populaire, mais en fait, là où les DJ ont eu une progression technologique, les VJ n'en ont pas eu. Du coup je veux faire cet apport.” Selon l’artiste-peintre, Léa Chapiat, “Alors que beaucoup de gens font une différence entre l'art et la technologie, je pense que Fiona voit la symbiose entre les deux. Les deux sont propices à la joie humaine.”
“C'est un peu le fantasme, quand tu es petit, et que tu as une super image dans ta tête mais tu n'arrives pas à la dessiner. C'est très frustrant, tu as juste envie que ça sorte...” Du collage digital à la machine à images, Cherubini est donc motivée par l'envie de “projeter son cerveau, de partager de manière encore plus fidèle, ses visions, produites par son imagination débordante.
Son but ultime ? Réinventer le métier de vidéo-jockey, pour un jour y incorporer des avancées technologiques. “Quelque chose qui m'obsède depuis assez longtemps, ce sont les hologrammes, des sculptures de lumière que tu peux contrôler. C'est en développement, mais je pense que d'ici 15 ans, ce sera bon.” Elle veut arriver à un stade où elle est suffisamment ancrée dans le milieu pour avoir immédiatement accès à la technologie, et l'utiliser pour mixer des sculptures de lumière en direct. “Cet outil me permettrait de concrétiser des images que je construis dans ma tête depuis très longtemps,” de manière virtuellement immédiate, développant un nouvel art du spectacle. “Imagine, un concert où tout d'un coup, un éléphant vole au-dessus du public… Ce serait génial !”
Ainsi, cette étudiante, artiste, et futuriste, continuera de créer en deux dimensions, en attendant sa machine à images.