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BLOG - Franchir le Rubicon

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Crédit chine-magazine.com
Écrit par Caroline Boudehen
Publié le 16 mai 2019, mis à jour le 18 février 2021

"Alea jacta est!", comme dirait l'autre. Je parle de César, l'empereur d'un autre temps et d'un autre continent. "Le sort en est jeté". C'est ce qu'il aurait glapi, tête haute, en -49 en défiant et violant la règle édictée par le Sénat de l'époque... C'est-à-dire en franchissant un petit fleuve côtier du Nord de l'Italie (le Rubicon, donc). Personnellement, je n'ai violé rien ni personne, mais j'ai tout de même franchi le Huangpu, ce large et inquiétant fleuve qui coupe Shanghai en deux parties - que dis-je, deux mondes, deux planètes - différentes.

"Ça, c'est fait !" me suis-je donc écriée lorsque l'affaire fut pliée. Car, lorsque je dis que j'ai franchi le Huangpu, mon Rubicon à moi, ce n'est pas en touriste, mais en impératrice : pour de bon et sans me retourner. Et ce, après trois années de convoitise et folles espérances - et de jalousie, il faut bien l'avouer, envers qui l'avait déjà franchi ou n'avait jamais eu besoin de le faire pour vivre dans un bonheur-parfait-non-dissimulé du "Bon Côté". Puxi, l'Intouchable, le Merveilleux, Père et Mère de tous les fantasmes, que l'on aperçoit depuis le sombre, et paradoxalement rutilant, Pudong - le "Mauvais Côté", vous l'aurez compris.

 

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Pour que tout le monde saisisse bien l’idée : Cher.e Parisien.ne, habiterais-tu de plein gré à la Défense si tu pouvais vivre… ailleurs ? Cher.e Pudonguais.e, en tant qu’ex-citoyenne de la contrée, pardon, mais vraiment, j’ai pourtant bien essayé de m’acclimater à toutes ces architectures vertigineuses, ces résidences en forme d’ambassades de toutes les nations étrangères, ces centres commerciaux psychédéliques... mais l’appel fut sans appel. Même La Parisienne, boulangerie-traiteur et haut refuge culinaire franco-français n’y aura rien changé (d’autant qu’elle a désormais également ouvert une échoppe à Puxi).

Non, les espaces verts de Pudong, aussi célèbres que gorgés de pesticides, ne me manquent pas, je suis dorénavant encerclée par les Platanes et leur pollen diabolique... Je parle de la verdure car c'est l'argument n°1 que les Pudongais.e.s brandissent lorsqu'un habitant de l'autre planète l'interroge sur son choix suspect d'habitation. "Ouais, nan mais attend, au moins à Pudong, pardon mais on respire. Il y a des espaces verts". L'éternelle dispute banlieue vs intramuros. Comme si les gens avaient choisi de venir vivre à Shanghai pour ses pâturages et son air pur...

 

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La vue de ma nouvelle vie

 

Enfin bref, me voici donc désormais plongée jour et nuit dans la trépidante vie puxienne, toute tintillonnante de sonnettes à vélo, de bâillements aux décibels ahurissants et de quelques crachouillis qui résistent aux tendances hygiénistes. Le joyeux chaos, visuel et sonore. Voilà, après des années passées dans un sas de décompression, je suis désormais dans la marmite : celle bouillonnante, de la vie quotidienne chinoise - avec des Chinois j'entends : de la vie de bricole et de glandouille sur les trottoirs et dans les cours, celle d’inventivité de toute sorte (du café caché à la boutique expérimentale de fringues à encre)... et tout ça, dans un périmètre de 100 mètres carré. Voilà ce qui me manquait, la cohabitation des gens et des genres dans mon paysage routinier.

 

 

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C'est donc pour toutes ces raisons, qu'inspirée, entre autres, par César, j'ai pris cette décision irrévocable. Je n’inspirerai plus ni doute ni effroi lorsque je donnerai désormais mon adresse, je ne la dirai plus en chuchotant de peur d’être discriminée. Si si, je vous assure, les gens peuvent être snobs.

J'ai par conséquent quitté ma tour de Babel datant du XXVème siècle, pour désormais habiter un immeuble au charme désuet. Habiter à Puxi, c'est aussi franchir une barrière temporelle. Souvent impénétrable mais on s'y fait - le sapin de Noël vient d'être installé dans le hall d'entrée, avec pour seul icône une licorne.

 

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Finalement quand on rentre de soirée, on ne trouve pas ça si bizarre que ça... (Petit aparté : Oui, à Puxi, les habitant.e.s sortent et font la fête, ça aussi, ça a pesé dans la balance déjà très penchée... ) Puxi, c'est toutes ces histoires : des quartiers aux immeubles classés, aux histoires singulières des communautés. Si le voisin veut mettre une licorne dans un sapin de Noël au mois de mai, et bien soit. Je suis sure qu'il y a un proverbe chinois pour exprimer la mise en pratique des lubies, autre que "En mai fais ce qu'il te plaît", expression plutôt inquiétante pour le reste de l'année.

J'ai retrouvé une taille humaine ! Je peux enfin voir les toits (de plus près), me re-émerveillée sur leurs formes toutes chinoises. Ce qui est normal me direz-vous, mais à Pudong, on oublie : la vue est soit nulle, soit d'un siècle futur.

Et surtout. Puxi, c'est magique. Au quatrième étage, surplombant une rue toute croquignolette, sifflotant la tête dans les platanes et observant les chinoiseries, la pollution, on ne la voit pas. Or, depuis le 25e étage d'une tour, on sait. Enfin, on ne voit plus rien. On patauge dans le brouillard, sans horizon, toute trace d'humanité ayant disparue. Alors, quand un.e Pudonguais.e te dit "Ah non, moi là je sors pas mon ami" d'un air entendu, d'un air qui sait, sans avoir besoin d'ajouter quoique ce soit... Il a un coup d'avance, c'est sûr, et toi tu te dis qu'il y a un loup. Quelque chose qui cloche. D'un air grave tu te demandes où peut bien être la vérité. Puis tu retournes danser avec tes licornes et comparses dans ta bulle puxienne où tout semble parfait, balayant toute question d'un revers de main princier. La pollution quelle pollution ? Les non-dits quels non-dits ? Aucun problème du côté face. Et tu te dis qu'il y a certains empereurs qui ont quand même bien réussi leur coup.

 

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Crédit photos et vidéos : Caroline Boudehen

 

Caroline Boudehen Le Petit Journal Shanghai
Publié le 16 mai 2019, mis à jour le 18 février 2021

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