Édition internationale

"LA MARQUE ROUGE" – Ou les liaisons dangereuses entre luxe, art et société…

Écrit par Le Petit Journal Shanghai
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 12 décembre 2014

Par Delphine Gourgues

Shanghai et son opulence de marques internationales de luxe, Shanghai et sa croissance vertigineuse, Shanghai et sa frénésie de modernité, de communication, Shanghai, vitrine de l'art contemporain chinois? On reconnaît bien là la face visible de cette ville que nous aimons tant. Mais tous ces lieux qu'on déconstruit, cette mémoire oubliée, comment jouent-ils dans le cortège de cette croissance? C'est autour de cette problématique de la cohabitation du luxe, de l'art et de la mémoire que Catherine Becker a construit son ouvrage "La Marque Rouge", qu'elle a présenté à l'occasion d'une conférence du CFS (Cercle Francophone de Shanghai) le 2 décembre dernier à la galerie Art+Shanghai. Plongée dans l'univers de La Marque Rouge?

Catherine Becker (Crédit photo : La Marque Rouge)

Genèse de La Marque Rouge

Catherine Becker, fondatrice avec Chen Chen et Sizhang Kong de Métis-Jujing, société d'études et de consulting, a toujours considéré l'art contemporain comme un outil d'analyse ethnologique et de recherche d'identité pour les marques. Et en Chine tout particulièrement, l'art contemporain entretient des liens très étroits avec les grandes marques qui façonnent la croissance économique. Par ailleurs, depuis son arrivée à Shanghai, Catherine a réalisé à quel point la mémoire de l'histoire chinoise venait percuter, bousculer et porter l'évolution de ces marques dans cette Chine qui cultive "la force du signe". C'est le fruit de ces réflexions qui nous est livré dans "La Marque Rouge".

"La marque rouge c'est l'ivresse de la passion et du luxe, des soies flamboyantes, de la Ferrari devant le Peninsula, c'est l'exubérance jusqu'au chaos." (Crédit photo : www.marketing-chine.com)

Révolution, ouverture et amnésie

C'est à partir de l'ouverture de la Chine en 1979, sous l'impulsion de Deng Xiaoping que les grandes marques internationales arrivent en masse. Les Chinois producteurs vont pouvoir devenir des consommateurs. "La marque va apporter de la distinction au pays de l'égalité, un sens du paraître et du luxe", non sans contradictions? Les marques internationales poursuivent leur progression sans relâche depuis les années 80, dans tous les secteurs. C'est à cette période des années 80 que l'on voit aussi naître les premières manifestations d'art contemporain chinois. Le pop art chinois s'est très vite développé, se jouant des marques, caricaturant cette nouvelle société de consommation, tout en entretenant la contradiction avec l'héritage historique maoïste (tel les Luo Brothers ou Zhong Biao). En parallèle de ce pop art chinois, les artisans du mouvement de "l'art mémoriel", exprimant et dénonçant les souffrances du passé (tel Wang Keping et sa sculpture "Silence" par exemple), doivent s'exiler rapidement pour échapper à la censure. Comme s'il y avait besoin de faire silence sur la mémoire pour permettre l'arrivée des marques? Catherine Becker explique ainsi qu'on a "pu observer un phénomène en ciseaux : les marques internationales et la consommation de luxe sont entrées en Chine, alors que l'art contemporain chinois en est sorti". En exportant sa "mémoire douloureuse", la Chine l'a écartée des consciences.

Quand l'art et les marques se donnent en spectacle

C'est alors que l'art contemporain va  devenir une véritable vitrine de la Chine, comme "la Marque Chine", visible essentiellement à l'extérieur du pays. Et paradoxalement, cette marchandisation de la mémoire, qui va atteindre des niveaux de prix record, reste profondément contrôlée par le pouvoir en place. Les marques de luxe et l'art se sont depuis quelques années très étroitement liés. En effet, à force de dénoncer l'expansion à outrance de cette société de consommation et de mettre en scène les marques dans leurs excès, l'art entre dans le système économique de marché et s'y développe, soutenu par les grandes marques, qui  financent et exposent ces artistes. Par ailleurs, de nombreux artistes travaillent pour des marques de luxe (Xue Song pour Dior, Yang Fudong pour Prada?). Des marques exposent dans les musées d'art contemporain chinois (Chanel, Dior, Bvlgari, Hugo Boss, Vuitton?). Des artistes témoignent de leur admiration pour ces marques, comme par exemple Yan Pei-Ming qui fait le portrait de Christian Dior dans le même style que celui de Mao quelques années auparavant, mais en rouge, car "le rouge, c'est la couleur de la vie? le rouge c'est la couleur de la passion" selon les mots du couturier. Certaines marques se sont servies de l'art pour gagner en crédibilité. Art, marques de luxe et politique économique ne feraient-ils plus qu'un ?

Christian Dior par Yan Pei Ming (Crédit photo : Pinterest)

En guise d'espoir et de manifeste

Aujourd'hui, il existe certaines résistances à ce système. On observe un renouveau des croyances en Chine, une résurgence du bouddhisme, de nombreuses démarches de recherches individuelles (individualistes ?), "une envie de revenir vers soi". Zhang Huan, qui a exposé à Macao pour Vuitton un Christ et un Bouddha de cendres face à face, dit "On me demande si je suis bouddhiste. A l'intérieur, je le suis, à l'extérieur, je suis un artiste." Mais les contradictions, ciment de la culture chinoise, sont toujours là, telle l'?uvre extraordinaire de Cai Guo Qiang, récemment exposé au Power Station of Art à Shanghai : avec ses feux d'artifices géants pour célébrer les Jeux Olympiques ou les 60 ans du Parti Communiste, il fait exploser le système tout en participant à sa consécration? Son ?uvre, "Homeland", mise en scène à l'explosif lors de la soirée d'ouverture de Christie's à Shanghai en 2013 fut vendue dès le lendemain matin, 15.000.000 CNY (devant un Picasso et un Bouddha de jade)  au bénéfice du musée d'art contemporain de sa ville natale, Quanzhou. Les marques de luxe chinoises, émergentes, pourront peut-être offrir un certain regard sur la mémoire et sur la façon spécifique de consommer en Chine. Partager la mémoire de son histoire comme on partage sa consommation du luxe (ici, un produit de luxe est souvent acheté pour être offert à un proche, à un parent), une voie possible en Chine ?

La Marque Rouge, "au c?ur du face à face des marques et de l'art contemporain", s'inscrit donc dans la résistance et l'énergie, dans la reconquête et le dialogue de la Chine avec le reste du monde. Sortir par le haut des liaisons dangereuses : que les marques donnent à l'art le sens de l'ouverture et de la liberté ; que l'art donne aux marques les vibrations d'une mémoire vivante. Et que chacun regagne en autonomie !

 "La marque rouge c'est l'énergie, celle de l'espoir des lendemains qui chantent" (Crédit photo : La Marque Rouge)

 "La Marque Rouge ? Shanghai, luxe, art et mémoire" par Catherine Becker, éditions du Cherche-Midi
 Disponible à l'Arbre du Voyageur à Shanghai, et en France.
 https://lamarquerouge.wordpress.com/

 

 

Delphine Gourgues lepetitjournal.com/shanghai Vendredi 12 décembre 2014

Le Petit Journal Shanghai
Publié le 11 décembre 2014, mis à jour le 12 décembre 2014
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