Jean-Claude Razel est un savoyard posé au Brésil depuis 1997. De son expérience, il a tiré un livre tendre et drôle, sans omettre de pointer les nuages menaçants à l’horizon. Quelque chose qui fait du bien et inquiète tout à la fois. Comme une promenade en montagne, son élément. Celle d'un collapsologue, cependant optimiste.
Le titre est trompeur. Mais c’est sans doute pour attirer l’oeil. Car dès les premières pages, on comprend qu’il ne va pas s’agir de survie, mais plutôt d’émerveillement. La frontière entre l’une et l’autre est ténue. Pour ne pas être cet étranger perpétuellement au bord de la crise de nerfs, le gringo par nature cartésien doit juste se faire à la sagesse brésilienne du “à la fin tout s’arrange“, en VO “no final tudo dá certo“. Tel est le secret de sa survie.
La scène racontée en ouverture vaut un dessin d’Astérix. On revoit ce centurion au comble du stress devant une probable catastrophe d'un côté, et une paire de gaulois placides de l'autre. Sauf qu’ici, c’est le gaulois qui s’arrache les cheveux, à force de chercher à décortiquer le problème pour le résoudre.
- Oui, mais si à la fin ça ne s’arrange pas ?
- Relax, si ça ne s’arrange pas, c’est que ce n’est pas encore la fin.
Si simple.
Jean-Claude Razel est un alpiniste savoyard arrivé au Brésil en 1997. Une histoire d’amour avec une brésilienne, rencontrée sur un concert de Paul Mc Cartney à Madrid. La belle lui a fait quitter ses montagnes et sa ville d’origine, Chamonix. C’est dire sa puissance d’attraction. Mais notre homme est aussi un enraciné qui aime jouer avec la gravité, comme tout alpiniste ou grimpeur qui se respecte. À sa manière, cet exil a sans doute été une autre façon de s’élever tout en tutoyant le vide, le vertige de l’inconnu.
La décadence avec élégance
Et d’ouvrir une voie, donc. Celle du gringo qui a survécu à ses difficultés du début, quand il a comme tout le monde “pataugé dans la semoule“ pour monter son entreprise de sport et tourisme outdoor, avec la bureaucratie d’usage et ses nombreux concurrents sur le marché du loisir à São Paulo: il a nommé les shopping-center. Il faut dire aussi qu’il a choisi un nom improbable au Brésil : Alaya, la neige en sanscrit. Ça sonne bien, disait-il à ses premiers interlocuteurs qui le regardaient circonspect, lui conseillant un nom plus accrocheur comme « "Ação total" ou "Vida selvagem" (action totale ou vie sauvage). Ses débuts comme un gouffre à franchir dans la traversée d’un glacier.
Chemin faisant, il explore aussi les voies d’escalade brésiliennes, comme le Pain de Sucre dès son premier jour à Rio. Avec une rencontre comme on n’en fait que lorsqu’on se trouve là où on doit être. Un grimpeur carioca, Zé Maria, qui, sur les flancs de granite et ses vues à couper le souffle, lui fait les présentations de la cidade maravilhosa, tous ses spots touristiques jusqu’à son “triangle des Bermudes“ du centre-ville: “les 3 immeubles de la Petrobrás, de la Caixa Económica Federal et du Banco do Brasil: c’est là que disparaît l’argent public du pays“. Humour typiquement brésilien.
Des voies d’escalade, Jean-Claude Razel en ouvre aussi, comme à Salinas, dans l’État de Rio, avec ses moyens d’européen, c’est-à-dire une perceuse électrique sans fil. Cela lui vaut des regards tout aussi dédaigneux qu’envieux des maîtres des parois brésiliens, qui cependant ne tardent pas à tester et approuver la nouvelle verticale de 750 mètres. Et de lui donner, avec ce génie si brésilien, un nom qui résume la geste du savoyard : “la décadence avec élégance“ - en français dans le texte, comme la chanson de Lobão qui l’a inspiré.
Interview de John Lennon
Tout le livre est très musical. Dès le début, Rio est décrite comme une “ville symphonique“, dont chaque son est énuméré. Plus loin, Jean-Claude Razel joue avec les sons B et S d’un Brésil dont il veut souligner la pluralité - “le Brésil est un pays avec un S“, résume-t-il, quelques chapitres après avoir découvert le “rituel du forró“ et son “rythme d’athlète“.
Il a l’art des aphorismes, des phrases courtes et des sentences qui percutent. Cela frappe le lecteur et donne du rythme au récit, qu’il entrecoupe aussi de savoureux dialogues, réels ou imaginaires. Parfois encore, il s’autorise comme un bœuf avec Vinicius de Moraes et Maria Bethânia, qu’il invite dans ses pages. Les paroles et les voix se mêlent, puis alternent. C’est comme un morceau de jazz. Son improvisation sur le mot “saudade“, à partir des paroles de Gostoso Demais de Maria Bethânia qu’il entend dans la nuit bahianaise de Caravelas, en a la sensibilité.
Cependant dans cette même ville, avec ses lunettes rondes et ses cheveux longs, c’est pour John Lennon qu’on le prend. Le chanteur des Beatles est mort depuis 20 ans ? Qu’à cela ne tienne: on vient le chercher sur la place pour le conduire au studio de la radio locale. L’interview qui suit est surréaliste et la scène, d’anthologie.
Petit peuple mauvais
“A vida é a arte do encontro“, la vie est l’art des rencontres. Jean-Claude Razel fait sien ce vers de Vinicius de Moraes, de sa Samba da Benção (la Samba de la Bénédiction), avec laquelle il danse sur plusieurs pages. Car il en croise du monde. Des gens humbles et des gloires, comme Sócrates, l’ancien joueur de la Seleção, avec qui il signe des autographes à Ilhéus sous le nom de Platini - autre scène aussi savoureuse qu’irréelle.
Mais qu’ils soient célèbres ou non, il a pour tous des mots qui disent sa tendresse pour les brésiliens. Et quand il dresse la liste des plus beaux endroits du pays, tous ces lieux qu’un opérateur de tourisme lambda nommerait affreusement les “must see“, transformant le beau en injonction de selfie, lui les relie toujours à des prénoms, des visages, des regards. En un mot des rencontres.
Jean-Claude aime les brésiliens. Il se sent, dit-il, "deux-tiers français, deux-tiers brésilien", ou encore “brésilien d’âme et de coeur“, et on le devine vers la fin du livre peiné de voir, non seulement ce que les Brésiliens font de leur pays, mais aussi quelle violence - notamment politique - ils lui infligent. Mais le plus douloureux pour lui reste peut-être la façon dont les Brésiliens, bien que claironnant “patrie aimée, idolâtrée" dans leur hymne, s’auto-dénigrent eux-mêmes. C’est d’ailleurs presque sans rire qu’il raconte cette blague célèbre où Dieu, pour compenser le fait d’avoir créé une terre aussi parfaite, aurait dit aux envieux: “vous allez voir le petit peuple mauvais que je vais mettre là.“
Amour, ordre et progrès
On l’a compris, le livre de Jean-Claude Razel n’est pas un guide de voyage. D’ailleurs, il le dit d’emblée: “ce livre n’est pas pour les touristes.“ Il est écrit pour celui ou celle qui, comme lui, reste ici, celui “qui trouve un charme dans cette confusion subtile et inexplicable qu’est le Brésil“, “celui qui agit, travaille, construit quelque chose ici, ou en a l’intention“, et surtout “celui qui arrive à lire ce livre en portugais, signe indiscutable qu’il a fait l’effort de naviguer dans ces eaux.“ Car oui, au fait, le livre est écrit en portugais. Et en bon portugais, avec un style agréable, et même des expressions très actuelles de djeuns, comme ceux qu’il pratique et forme au rafting dans sa société.
Finalement, il a un côté Lévi-Strauss avec sa manière de proclamer un autre “je hais les voyageurs“. Un côté ethnologue amateur aussi, doué d’empathie, et qui par ses observations aussi béotiennes que subtiles, réinterroge à sa façon le mythe du bon sauvage. Jusqu’à convoquer Montaigne, sans faire assaut d’érudition, juste pour appeler son humanisme au secours du monde d’aujourd’hui, et poser avec lui la même question, toujours d’actualité des siècles plus tard: qui est le vrai sauvage, le vrai barbare, le vrai cannibale ?
Pour Jean-Claude, qui vit désormais entre Brotas et Chamonix, et qui fait tout pour partager son amour de la nature, l’animal prédateur est clairement identifié. Celui qui a l’habitude d’emmener des groupes en montagne pour les émerveiller sait aussi détecter les nuages sombres à l’horizon, signes annonciateurs d’un orage ou d’une possible fin du monde. L’homme est collapsologue. Mais pas au sens d’un prophète d’apocalypse. Un collapsologue optimiste, qui croit au pouvoir de l’action. Pour lui, la collapsologie n’est pas la certitude de la fin du monde. C’est celle de la fin d’un système, qui a rencontré ses limites. Et donc la possibilité, voire la chance de pouvoir en inventer un nouveau, avec davantage de connexions entre les êtres humains, avec eux-mêmes et leur environnement. Un monde avec davantage - il ose le mot - d’amour.
Comme le Brésil d’ailleurs, dont il rappelle que, dans sa devise “Ordre et Progrès“, inspirée d’Auguste Compte, a été tronqué le premier mot du triptyque positiviste. Le mot “Amour", justement. Et puisqu’ici tout est musique, on entend Vinicius et sa Samba da Benção encore: “ponha um pouco de amor numa cadência…“, mets un peu d’amour dans une cadence…
On vous l’avait bien dit. “À la fin, tout s'arrange“
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Le livre de Jean-Claude Razel, édité à compte d'auteur et imprimé sur du papier recyclé, peut être commandé via le site de sa société Alaya, ou bien commandé en format Kindle.
Pour découvrir la collapsologie et ses initiatives pour contribuer à inventer le monde de demain, rendez-vous sur son site: mundodeamanha.com.br