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Pandémie et big data au Brésil: le pire encore à venir ?

tombes creusées à Manaus au Brésil pour les morts du Covidtombes creusées à Manaus au Brésil pour les morts du Covid
Tombes en nombre vite creusées, à Manaus, en mai 2020 - (Alex Pazuello/Semcom, Fotos Públicas)
Écrit par Guillaume Thieriot
Publié le 18 avril 2021, mis à jour le 19 avril 2021

Isaac Schrartzhaupt est l’homme qui sait faire parler les données. C’est son métier, au risque de lui faire jouer les Cassandre depuis 1 an. D’ailleurs, il continue d’alerter, même si la pandémie semble se stabiliser. Dommage pour nous: il a jusqu’à présent toujours vu juste.

C’est toujours la même histoire. Quand on a touché le fond des tombes alignées par milliers, on veut croire que le pire est passé. Mais on oublie qu’on peut creuser encore. Ainsi va le Brésil qui, après avoir vu son système de santé trébucher au bord du vide, se contente aujourd’hui d’un début de stabilisation de la pandémie. Et de relâcher dans ses États, à l’instar de São Paulo, les mesures restrictives prises depuis plus d’un mois. Sans parler de Bahia, qui rouvre tout au prétexte que 11% de sa population a reçu une première dose !
Pour Isaac Schrartzhaupt, “ce recul des restrictions est prématuré“. Car la stabilisation observée aujourd’hui intervient à des “niveaux absurdes“ de contaminations et de décès quotidiens (respectivement 65.000 et près de 3.000 en moyenne sur les 7 derniers jours). La décélération des moteurs d’une fusée ne la fait pas descendre tout de suite, rappelle-t-il : juste ralentir dans son ascension avant de la poser sur une trajectoire horizontale. Le fameux plateau. Pour voir la courbe décroître, il faut insister encore.
Or, et comme il le pointe dans le dernier fil de ses tweets, on observe déjà que les mobilités augmentent à nouveau depuis le 1er avril. Point crucial, selon ce Cassandre moderne, qui prophétie en observant et croisant toutes sortes de chiffres.

« La Covid-19 est la maladie parfaite pour tous nous avoir »

Isaac Schrartzhaupt vit à Caxias do Sul, 2ème ville de l’État du Rio Grande do Sul après Porto Alegre. Cela explique son nom germanique, courant dans le sud. C’est de là qu’il a commencé à observer la pandémie depuis plus d’un an. Un cas d’école, en plus d’un enjeu majeur, pour qui est spécialisé dans l’analyse de risque.
De fait son domaine, ou plutôt sa science, c’est celle des données, des big data. Son métier est de les faire parler, de raconter des histoires à partir d’elles. “Du data story-telling“ résume-t-il, qui lui permet d’aider les entreprises à prendre les bonnes décisions. Car une chose est de remplir des tableaux ou dessiner des graphiques. Une autre est de savoir les lire.
Lui, il sait. Et quand il a vu arriver la pandémie de Covid-19, il a vite compris qu’on avait affaire à la “maladie parfaite“. Parfaite ? “Oui, parfaite pour tous nous avoir“, s’empresse-t-il de préciser. Par la disproportion observée à l’origine entre le nombre des contaminations, et celui, beaucoup plus faible, des cas graves, et celui, encore plus réduit, des décès. Difficile alors de faire comprendre qu’on avait affaire à une pandémie susceptible de provoquer l’effondrement de nos systèmes de santé. Il fallait posséder alors, face à la masse des nombres, la science des proportions.

Vaccinés saupoudrés comme du fromage

Et puis il y a le décalage dans le temps entre les contaminations, les admissions à l’hôpital, celles aux urgences, et enfin les décès. Sans compter les délais bureaucratiques d’enregistrement de ces différentes informations. D’où “ces commentaires totalement erronés, se désole-t-il, comme lorsqu’une ville met en place des mesures de confinement et que le nombre de morts continue d’abord d’augmenter. Les gens disent que ça ne sert à rien de tout fermer, que les décès augmentent toujours, sans voir qu’ils sont la conséquence en réalité, non du lockdown, mais des contaminations des semaines antérieures.“
Avec la vaccination, les erreurs d’analyse continuent. “Il faut bien comprendre, souligne-t-il, qu’un vaccin efficace à 80%, cela signifie simplement qu’une personne vaccinée a un risque d’être contaminé inférieur de 80% à celui d’une personne non contaminée.“ En clair, elle peut toujours être contaminée, a fortiori si vous la mettez dans une zone où le virus est très actif.
Et de prendre le Chili en exemple, qui a certes vacciné rapidement, mais qui a aussi, dans la foulée, décidé trop rapidement de lever toutes les restrictions. Résultat, une situation sanitaire catastrophique, avec de nouvelles erreurs d’analyse par dessus, comme les conclusions hâtives sur le manque d’efficacité des vaccins.
Même chose avec les personnes âgées. “Ce n’est pas tout de dire que l’on a vacciné 95% des seniors, car ces derniers ne vivent pas dans une bulle en dehors du monde. Si vous les saupoudrez, tels le fromage sur la pizza, sur une zone très infectée, vous augmentez forcément leur risque de se faire contaminer à leur tour“. Isaac Schrartzhaupt, bon pédagogue, sait mettre ses chiffres en images.

Raconter les plages bondées à partir d’une courbe

Mais surtout, il sait les utiliser pour nous faire entrevoir l’avenir. Pour cela, il utilise donc un critère essentiel, un facteur clé pour anticiper l’évolution de la pandémie selon lui qui est la mobilité de la population. Comment la mesurer ? Isaac Schrartzhaupt, homme de données, a une source ouverte pour puiser cette information : le Google Mobility Report.
C’est une information que Google recueille de manière anonyme sur les smartphones, quel que soit leur système d’exploitation, dès lors qu’ils utilisent l’une de ses applications. Autrement dit à peu près tout le monde.
L’information sur la mobilité se décompose elle-même en 6 catégories principales (cf. graphique ci-dessous), pour distinguer ses différents facteurs privés ou professionnels. Mais nonobstant cette catégorisation, la corrélation est pour lui évidente, quel que soit le pays : “laissez-filer la mobilité, dessine-t-il avec ses mains, et vous observez automatiquement, 2 semaines après, une courbe ascendante du côté des contaminations. À l’inverse, tirez le frein sur la mobilité, et vous obtenez le même effet ensuite sur la circulation du virus“.
Au Brésil par exemple, il y a eu clairement un avant et un après 7 septembre (jour de la fête nationale - ndlr). Après un recul brutal de la mobilité, de l’ordre de 70% dans les premiers mois, celle-ci a recommencé à augmenter doucement, jusqu’au fameux pont de ce jour férié où elle a retrouvé des niveaux soudain plus importants. Ou comment raconter les plages bondées à partir d’une courbe.

courbes de la mobilité au Brésil selon le Google mobility report

Une parabole du Titanic

D’où son inquiétude aujourd’hui de voir la mobilité repartir à la hausse depuis le 1er avril, alors même que l’on ne peut pas se dire tirés d’affaire. “Il y a un facteur psychologique important, souligne-t-il, et les différentes courbes de mobilité racontent cela aussi. Car si le net recul de la mobilité au début a dit la peur, son relâchement progressif dit la fatigue et une forme d’acceptation du risque“. Sinon d’indifférence à la mort.
Sans parler du fait, se désole-t-il, qu’au Brésil on continue de naviguer entre deux discours: ceux qui alertent et ceux qui relativisent les évidences scientifiques. Le paradoxe est que le comportement des premiers apporte de l’eau au moulin des seconds, car leur comportement prudent a somme toute permis de freiner la pandémie. Ainsi, quand l’Imperial College prédisait 1 million de morts fin août 2020 au Brésil, la réalité n’a été “que“ de 120.000.
D’aucuns en ont profité pour dénigrer une fois de plus les scientifiques, mais Isaac Schrartzhaupt a fait les calculs : l’écart dans la progression quotidienne de la maladie n’a été que de 1,6% par rapport aux prévisions. 1,6% grâce au frein de certains, qui sont restés prudemment confinés, et qui ont évité à la courbe des morts le tour exponentiel annoncé.
On comprend alors mieux en miroir son inquiétude actuelle, si d’aventure ce “1%“ venait finalement s’additionner à l’angle de la courbe. Une parabole du Titanic, ces histoires d’angles.

Un lit aux urgences = 1600 reais = 3 mois d’aide d’urgence

Et décidément une histoire grecque. Celle de tous ces messagers dont on a refusé d’écouter les (mauvaises) nouvelles. Isaac Schrartzhaupt s’est ajouté à leur liste depuis un an. La pandémie a fait de lui un acteur des réseaux sociaux, qui poste régulièrement ses graphiques et ses analyses sur sa nouvelle chaîne Youtube, sur Twitter ainsi que, depuis août, sur le fil de la Rede Analise Covid, réseau d’alerte indépendant qu’il a rejoint.
Et peu importe qu’il ait eu raison dès septembre, annonçant alors un nouveau départ à la hausse début novembre, peu importe qu’il ait prévu en décembre un nombre de morts quotidien supérieur à 2500 début mars, tout cela par la seule magie de ses courbes et de ses corrélations. On connaît l’histoire de Cassandre qui a reçu le don de tout prévoir, mais avec la malédiction de n’être jamais crue.
Il faut dire que la décision de tout fermer, en plus de devenir compliquée du point de vue psychologique, est coûteuse pour le pays, et qu’il faudrait verser des milliards en aide d’urgence pour les plus pauvres, se hasarde-t-on. Mais notre messager moderne possède la science des nombres, et il a vite fait de mettre en relation le coût quotidien d’un lit aux urgences (1600 reais dans le bas de la fourchette) avec celui d’une aide d’urgence entre 500 et 600 reais par mois pour une personne. Ainsi posée, l’équation change la perspective budgétaire d’un grand confinement.
Car "de la même façon que l’on peut avoir une courbe exponentielle à la hausse, glisse-t-il avec un reste d’optimisme, on peut observer aussi, comme cela a été le cas dans de nombreux pays, une chute vertigineuse des contaminations et des morts, si les mesures de restrictions sont fortes et globales". Avec un rapport qualité-prix peut-être pas si désavantageux au final. Surtout si on le calcule en vies humaines. Parole de data story-teller.

 Isaac Schrartzhaupt face à son ordinateur
 Isaac Schrartzhaupt face à ses "données"

 

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