En novembre 2024, le dictionnaire d’anglais australien Macquarie, équivalent local au Larousse ou au Robert, a choisi « enshittification » comme mot de l’année et a officialisé ce mot que des millions d'internautes utilisaient déjà depuis presque deux ans. Le terme figure désormais également dans les dictionnaires Merriam-Webster et Dictionary.com. Cette consécration lexicale marque un tournant. Quand un néologisme décrivant la dégradation systématique d'Internet entre dans le dictionnaire, c'est que le problème est devenu impossible à ignorer.


Un mot vulgaire pour une réalité brutale
Le terme a été forgé en janvier 2023 par Cory Doctorow, auteur de science-fiction canadien et militant des droits numériques. Dans un essai devenu viral, intitulé « The "Enshittification' of TikTok", il décrit un cycle en trois phases que suivent les plateformes numériques :
D'abord, elles sont fantastiques pour les utilisateurs. Pensez à Amazon à ses débuts : prix imbattables, livraisons rapides, interface simple. Ou Facebook en 2008 : un moyen agréable de retrouver ses amis, sans publicité envahissante.
Ensuite, une fois les utilisateurs captifs, les plateformes se tournent vers les entreprises. Les vendeurs doivent payer pour être visibles sur Amazon. Les créateurs de contenu doivent payer pour toucher leur propre audience sur Facebook.
Enfin, la plateforme se retourne contre tout le monde pour maximiser ses profits. Les résultats de recherche d'Amazon privilégient ses propres produits. Facebook noie votre fil d'actualité sous les publicités et les suggestions douteuses.
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Une ascension fulgurante
L'« enshittification » capture une frustration collective. Nous avons tous senti que nos outils numériques se dégradaient, mais sans avoir les mots pour le dire. Doctorow a mis un nom sur cette expérience universelle de trahison technologique.
La reconnaissance a été rapide. En janvier 2024, l'American Dialect Society l'a nommé « mot de l'année 2023 ». Dix mois plus tard, le dictionnaire Macquarie l'intégrait officiellement, le définissant comme « la détérioration progressive d'un service ou produit en ligne causée par la réduction de sa qualité de service fourni, en particulier d'une plateforme en ligne, et conséquence de la recherche de profit ».
Pour qu'un mot entre dans un dictionnaire, il doit prouver son utilité dans la langue courante. Les lexicographes scrutent journaux, blogs, réseaux sociaux et conversations pour identifier les termes qui s'installent durablement. Ils observent la fréquence d'utilisation, la diversité des contextes, et surtout : le mot répond-il à un besoin linguistique réel ? L'« enshittification » a réussi ce test haut la main en seulement deux ans.
Et en français ?
Le concept a également traversé les frontières linguistiques, mais n'a pas encore reçu sa consécration officielle dans les dictionnaires français. Plusieurs traductions circulent dans la francophonie : « merdification », proposée par le blogueur Ploum et qui s'est progressivement imposée, ou « emmerdification », traduction plus littérale.
Ces équivalents français apparaissent sur Wikipédia et dans diverses bases de données terminologiques, mais le Larousse et Le Robert ne les ont pas encore adoptés officiellement. C'est révélateur d'une différence culturelle : les dictionnaires anglo-saxons intègrent rapidement leurs « mots de l'année », tandis que leurs homologues français privilégient une approche plus traditionnelle et prudente.
Ce qui nous attend
Cette consécration linguistique arrive à point nommé. Les régulateurs européens et américains examinent de plus près les pratiques anticoncurrentielles des géants du numérique. L'Union européenne a adopté le Digital Markets Act, qui vise précisément à empêcher ce type de dégradation.
Du côté des utilisateurs, une certaine méfiance s'installe. Les jeunes générations se détournent des grandes plateformes pour des alternatives plus petites, moins monétisées. Le « fediverse » - des réseaux décentralisés comme Mastodon - gagne du terrain.
Mais le défi reste immense. Une fois qu'une plateforme domine un marché, il devient extrêmement difficile de la quitter. Vos amis sont sur Facebook, vos achats sur Amazon, votre travail sur Google Workspace. C'est ce que Doctorow appelle le « coût de changement » : partir devient plus pénible que rester, même quand le service se dégrade.
Dans les années à venir, la bataille se jouera probablement sur l'interopérabilité - le droit d'utiliser différents services ensemble. Imaginez pouvoir lire vos messages Instagram depuis une autre application, ou transférer facilement tout votre historique Amazon vers un concurrent. C'est le genre de changements qui pourrait briser le cycle de l'enshittification.
Maintenant que le dictionnaire a validé le diagnostic, reste à trouver le remède.
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