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La Fontaine Vaillancourt condamnée : un monument québécois bientôt démantelé

Le verdict est tombé lundi 3 novembre : la Fontaine Vaillancourt ne coulera plus. Après des débats houleux, la Commission des Arts a tranché par 8 voix contre 5 en faveur du démantèlement de cette sculpture de béton brut installée à l'Embarcadero Plaza il y a plus d'un demi-siècle. À 95 ans, Armand Vaillancourt n'a pas abdiqué sans se battre. Le créateur québécois s'est déplacé jusqu'en Californie pour plaider la cause de son œuvre et sauver sa pièce d'art.

La fontaine Vaillantcourt à San Francisco en 2025La fontaine Vaillantcourt à San Francisco en 2025
Photo - Fredéric Neema - Octamedia
Écrit par Anne-Lorraine Bahi
Publié le 6 novembre 2025

 

Une décision qui divise

La démolition de la fontaine Vaillancourt devrait débuter en 2026 dans le cadre d'un projet de réaménagement de 32,5 millions de dollars visant à fusionner l'Embarcadero Plaza avec le Sue Bierman Park.

Pour justifier cette décision radicale, la municipalité invoque des dangers immédiats. La structure monumentale de 710 tonnes menacerait de s'effondrer, selon les ingénieurs consultés. Eoanna Goodwin, qui pilote le dossier pour le département des Parcs et Loisirs, a présenté ces arguments lors de la réunion de la Commission.

Tamara Aparton, qui parle au nom du département, détaille les problèmes: malgré les barrières installées, des individus pénètrent régulièrement dans la zone interdite, escaladent les tubes de béton rouillés pesant 10 tonnes chacun, et certains y installent même des matelas pour dormir. À ces risques d'effondrement s'ajoutent la contamination à l'amiante et aux peintures au plomb.

L'opération de démontage coûtera 4,4 millions de dollars : consultant spécialisé, découpe minutieuse de la structure, et stockage des pièces pour trois ans. Un montant important, certes, mais qui représente à peine 15% des 29 millions nécessaires pour restaurer complètement la fontaine, selon les chiffres du département cités par CBS News Bay Area.

 

La fontaine de Vaillantcourt à San Francisco  en 2025
Photo; Frédéric Neema - Octamedia

 

Des accusations de négligence volontaire

Du côté des défenseurs du patrimoine, on rejette fermement cette version des faits. Charles Birnbaum, qui préside la Cultural Landscape Foundation – une organisation vouée à la protection des sites historiques – accuse directement les autorités municipales. Dans une déclaration relayée par The San Francisco Standard, il affirme que les responsables ont sciemment laissé l'œuvre se dégrader pendant des années, pour ensuite voter leur propre absolution en demandant sa destruction.

L'affaire prend une tournure encore plus trouble avec la publication par The Art Newspaper de documents administratifs jusqu'alors confidentiels. Ces archives révèlent que des discussions sur la transformation radicale de la place auraient commencé il y a environ dix ans, bien avant toute communication publique sur le projet. Plus troublant encore : dès juillet 2024, le promoteur immobilier BXP distribuait des maquettes du futur espace vert où la fontaine avait tout simplement disparu.

 

Un monument aux multiples visages

 

 

Au-delà du béton et de la rouille, cette fontaine porte en elle plusieurs strates de sens. Son surnom officieux, "Québec libre!", fait écho au célèbre discours de Charles de Gaulle prononcé à Montréal en 1967, où il avait lancé cette formule qui électrisa le mouvement indépendantiste québécois. Vaillancourt avait inscrit ces mots en lettres rouges sur son œuvre.

Dans l'univers du skateboard planétaire, l'endroit tient du lieu de pèlerinage. Depuis quatre décennies, les tubes de béton servent de rampe naturelle aux plus grands noms de la discipline. Mark Gonzales, Mike Carroll et d'autres légendes y ont filmé leurs figures les plus audacieuses. Preuve que la magie opère toujours : en 2024, le magazine spécialisé Thrasher a mis en couverture le skateur Ducky Kovacs effectuant un saut spectaculaire dans le bassin de la fontaine.

 

Quand Bono transforme l'art en scandale

 

Parmi les anecdotes qui ont forgé la légende de la fontaine, l'épisode de 1987 reste le plus retentissant. U2 organise un concert improvisé et gratuit devant la structure. En pleine performance, le chanteur Bono saisit une bombe de peinture et inscrit "Rock and Roll Stops the Traffic" sur le béton.

 

 

Le geste ne passe pas inaperçu. Dianne Feinstein, alors maire et engagée dans une croisade contre les graffitis urbains, exprime publiquement sa colère. Une citation pour dégradation volontaire est délivrée au rockeur irlandais. Celui-ci finira par présenter ses excuses.

 

La relève Vaillancourt prend la parole

Lors de l'audience publique qui a précédé le vote, Chanel Vaillancourt, petite-fille du sculpteur et étudiante en génie mécanique, a livré un témoignage personnel. Elle a raconté à CBS News Bay Area comment, enfant, elle ressentait une fierté intense en sachant que son grand-père avait créé cette œuvre monumentale. Pour elle, la fontaine transcende l'aspect purement artistique : elle incarne la ténacité de sa lignée familiale et enrichit le paysage culturel urbain.

Alexis Vaillancourt, fils de l'artiste, adopte une perspective plus philosophique face à l'issue du vote. Dans ses propos rapportés par CBS News Bay Area, il souligne la rareté d'une œuvre d'art capable de susciter autant de débats passionnés sur plusieurs décennies. Cette controverse permanente ferait, selon lui, partie intégrante de l'œuvre. Pendant ce temps, les avocats de la famille explorent toutes les options juridiques possibles.

 

Une porte entrouverte pour l'avenir ?

Paradoxalement, Ted Barrow, historien de l'art, perçoit une opportunité dans ce démantèlement. Le processus même de déconstruction contrôlée, suivi d'une évaluation approfondie par des experts, pourrait ouvrir la voie à une mobilisation citoyenne. Des mécènes privés pourraient potentiellement réunir les fonds nécessaires à une restauration complète et à une réinstallation future de la fontaine.

Le même Barrow avait d'ailleurs interpellé la Commission en établissant un parallèle historique : le Ferry Building a connu une seconde vie spectaculaire sans sacrifier son identité patrimoniale. Pourquoi la fontaine ne pourrait-elle pas bénéficier du même traitement ?

Une fois démontée, la sculpture sera entreposée pendant que des spécialistes évalueront précisément l'ampleur des dégradations. Son destin à long terme demeure flou. Retrouvera-t-elle un jour sa place sur le front de mer ? Ou rejoindra-t-elle la longue liste des monuments urbains controversés effacés du paysage ?

Une chose est sûre : les discussions ne font que commencer.

 

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