Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--
  • 0
  • 0

PHILIPPE KOUTOUZIS - Eclairage sur l'art chinois contemporain

Écrit par Lepetitjournal Pékin
Publié le 23 février 2012, mis à jour le 15 novembre 2012

Depuis la fin des années 90, la peinture chinoise a connu un essor incroyable. Après 1989, avisés par Pékin de ne pas se soucier de contestation mais plutôt de prospérer sur le marché, nombre d'artistes ont créé des « ateliers à dollars » en produisant à grande échelle des toiles faisant le bonheur des acheteurs étrangers et des salles de vente. Mais certains galeristes  ont su conserver la curiosité et l'exigence qui devraient régir ce métier. LePetitJournal.com a interrogé Philippe Koutouzis, ayant vécu à Hong Kong entre 1991 et 1997 et qui a récemment ouvert à Ap Lei Chau la galerie FEAST projects, un grand espace avec une terrasse ouvrant sur la mer

T'ang Haywen, Sans titre, 1974, Encre sur carte Kyro, 70x100 cm © Feast projects

Après des études de droit et de gestion qui l'ennuient profondément, Philippe Koutouzis décide, à la fin des années 80 de revenir à ses premiers amours. Sa famille compte plusieurs collectionneurs d'art et il est immergé dès son plus jeune âge dans le monde de la peinture. Il se rappelle de vacances avec ses parents, à visiter les musées d'Europe.  Passé le moment des études, il s'intéresse à la création contemporaine et devient agent d'artistes et même quelquefois ouvrier dans leur atelier mais tient à le préciser : "pour comprendre et non pas pour créer". En 1991 c'est un peu le hasard qui le mène à Hong Kong au moment même où le peintre T'ang Haywen décède. T'ang sera son fil d'Ariane pour découvrir en profondeur l'art chinois. En 1997 il est commissaire d'une première exposition des ?uvres de T'ang au TFAM de Taipei. Le catalogue est préfacé par Jean-Paul Desroches, Dominique Ponnau et le peintre Balthus. La même année il fait entrer dans les collections du Musée Guimet à Paris la première peinture Song des collections nationales françaises et devient chargé de mission de l'institution. En 1999 il co-organise Maitres de l'encre, au musée de Pontoise, avec les oeuvres de Chang Dai-Chien, T'ang Haywen et Zao Wou-Ki. En 2002 il est commissaire associé d'une rétrospective de T'ang au musée Guimet à Paris. Cette exposition voyage à la fondation Shiseido de Tokyo et un premier livre sur T'ang, Les chemins de l'encre est publié. En 1999 il s'installe à New York pour créer et diriger le département asiatique de la Marlborough Gallery et organise de nombreuses expositions commerciales et institutionnelles pour Chu Teh-Chun, Tie Ying, Feng Shuo, Jeng Jundian, T'ang Haywen, Manolo Valdés, Wang Keping , Yun Gee ou Zao Wou-Ki. En 2009 et 2010 il monte deux grands projets au National Art Museum of China, NAMOC de Pékin : Ll première exposition des ?uvres de Manolo Valdés en Chine puis en 2010 la première vraie rétrospective de Chu Teh-Chun en Chine.

Liu Wei, Who am I, Peinture a l'huile, 1999, 170x170 cm © Feast projects

LePetitJournal.com : Challenges.fr a publié il y a quelques jours les chiffres du marché de l'art qui a battu de nouveaux records en 2011. Si des marchés émergents comme l'Inde ou le Moyen-Orient commencent à voir le jour, la Chine représente désormais 41% du marché mondial. Comment expliquez-vous cette évolution et  comment imaginez-vous les années à venir ?
Philippe Koutouzis : Historiquement le marché de l'art et la création suivent souvent les évolutions de la société au sens large. L'impressionnisme, par exemple, n'a pu éclore qu'après le début de la révolution industrielle. Nous assistons au même phénomène en Chine depuis quelques années, même si les évolutions s'y enclenchent souvent à la suite d'un « mot d'ordre » tel celui de Deng Xiaoping disant en clair: "enrichissez-vous mais taisez-vous". Après le printemps de Pékin, de nombreux artistes ont donc préféré la voie de la consécration matérialiste à celle dangereuse de la contestation politique. Puis le pop-art chinois, le plus souvent une pseudo critique destinée aux touristes collectionneurs, a vite trouvé ses inconditionnels sur le marché international. Contrairement à la mode russe des années 80-90 qui avait vite perdu son souffle, l'art contemporain chinois peut continuer à progresser ? sur ce plan là -  du fait de la puissance économique confirmée du pays. A terme, comme pour le reste de l'économie, c'est d'ailleurs vers le marché intérieur que se tourneront les artistes mais le phénomène n'est certainement pas linéaire et continuera à fonctionner avec des "accidents" tels que celui de l'affaire Ai Weiwei, le dissident vedette. Ce qui est important ce n'est pas qu'un certain nombre de chinois ou d'étrangers soutiennent Ai sur les réseaux sociaux - ce n'est que du marketing ? mais que de plus en plus de chinois voyagent et voient le monde ou soient formées à Yale ou à Harvard. Il est difficile d'imaginer qu'un petit officiel chinois qui a eu la possibilité de flâner sur le Ponte Vecchio ou de boire un café à la terrasse du Flore retournera absolument consentant vers "l'harmonie" sociétale prônée par Hu Jintao.

Fensterbank, Mc Dragon, 1996, Collage, 17,5x21,5 cm © Feast projects

Presque la moitié des 500 artistes les mieux côtés au mode sont chinois. Certains sont-ils surcotés et n'y a-t-il pas une dérive d'une partie d'entre eux qui formatent leurs tableaux pour satisfaire la demande des collectionneurs ou des marchés internationaux ?
Il existe aujourd'hui ce que l'on appelle l'art international qui se doit de toucher tout le monde. Grace à un art facilement reconnaissable, soutenu par une critique souvent mercenaire et profitant à fond des circuits de l'information, il est beaucoup plus facile de sensibiliser le public sur cet art enfin qualifié d'international. Le plus petit dénominateur est facile à comprendre, à commenter, à vendre, à produire. C'est bien ce que fait par exemple l'artiste anglais Damien Hirst qui est accessible à tous et joue la surenchère d'un marketing vertical (exposition récente simultanée dans 11 galeries dans le monde, de la carte postale à l'oeuvre unique) qui devient en fait plus important que ce qui est exposé : les commentateurs en viennent à constater, s'émerveiller ou commenter les commentaires sur cet «événement». Les Chinois n'ont pas encore atteint ce nirvana merchandiseur et comme l'a dit un célèbre marchand d'art américain, Jeffrey Deitch qui depuis est devenu directeur de musée "quand j'ai commencé, le monde de l'art était une communauté, c'est maintenant une industrie". Le tableau est devenu surtout un bien matériel et la croissance de la  Chine est concomitante à la financiarisation du marché de l'art. D'où cette uniformisation d'une partie de la création artistique qui fait d'Alexander Mc Queen ou de John Galliano des créateurs plus créatifs que de nombreux artistes. En effet paradoxalement ces icônes de la mode - une pratique essentiellement populaire - tentent de s'éloigner du produit pour créer une ?uvre d'art alors que de nombreux artistes veulent créer un produit à la mode. Il y a heureusement toujours des artistes qui ne conçoivent pas leur ?uvre en fonction du public et de la demande mais la difficulté pour eux est de ne pas céder à la facilité et à la répétition une fois qu'ils ont du succès.

Xie Lei, Dreamy, 2011, Peinture a l'huile, 215x126,5 cm © Feast projects - Lorsque Philippe Koutouzis a vu ce tableau pour la première fois, il a immédiatement pensé au Dormeur du fond du val d'Arthur Rimbaud

On pense notamment à la bande des quatre, Zhang Xiaogang, Fang Lijun, Yue Minjun et Wang Guangyi qui, avec leur pop culture gentiment critique des institutions, a vite été tolérée sinon acceptée par le Gouvernement de Pékin devant l'arrivée de devises, puis portée aux nues par les Christie's et autres Sotheby's et maintenant copiée à l'envie par toute une nouvelle génération d'artistes chinois.
Certains artistes produisent désormais plusieurs dizaines de tableaux par semaine. Dans d'énormes ateliers, ils font peindre à la chaine leurs "modèles" par de nombreux assistants. Mais comment en est-on arrivé là ? Parce que le client final tient à tout prix à ce que son tableau soit reconnaissable. Comme pour un objet de marque, le collectionneur ne s'intéresse plus à la recherche esthétique, à l'intention de l'artiste, à son expérience personnelle et à l'effet que l'?uvre peut avoir sur lui-même mais uniquement à l'apparence et à ce que l'?uvre dira haut et fort de celui qui la possède. C'est en cela que l'industrialisation du marché est dangereuse car elle utilise largement les références d'un passé plus sincère, plus naturel et plus authentique. Si elle devient à son tour une référence, elle risque fort de mener à la stérilité ou pire encore à l'uniformisation.
Par ailleurs, pour mieux contrôler ce marché et ses fruits, certains milliardaires contrôlent tous les maillons de la chaine, des ?uvres aux galeries qui les vendent, du premier au second marché, des collections aux maisons de ventes aux enchères. C'est une mécanique fragile car elle n'est plus du tout fondée sur l'authenticité, la créativité ou la vraie qualité du produit artistique mais s'appuie sur un système qui est la justification de sa propre existence. Les dés sont pipés et après moi le déluge.

Contrairement à certaines idées reçues, art et argent ont toujours été intimement liés. Si certains grands artistes ont vécu pauvres toute leur vie, beaucoup doivent la révélation de leur talent à de grands mécènes ou collectionneurs. Mais aussi avec la mondialisation et la spéculation, l'art est devenu une valeur refuge pour certains qui y voient avant tout un investissement.

Il faut en effet faire attention à ne pas essayer de moraliser l'art car l'art souvent défie la morale ou la fait évoluer. Art et argent ont toujours été liés. Franck Lloyd, un grand marchand et collectionneur d'origine autrichienne, fondateur de la Marlborough Gallery à Londres en 1946, était un businessman très dur en affaires, mais possédait un ?il extraordinaire et savait reconnaître un artiste et surtout lui laissait le loisir de créer. Ce qui a finalement le plus changé ces derniers temps, c'est cet espace de liberté. Souvent l'artiste à succès peut difficilement se soustraire à un rôle obligatoire de VRP.


Eagle standing on pine tree de Qi Baishi est l'oeuvre la plus "chère" de 2011. Elle est partie à plus de 57 millions d'euros lors d'une vente aux encheres à Pékin

Comment vous positionnez-vous par exemple par rapport à l'?uvre de Qi Baishi adjugé à plus de 57 millions d'euros l'année dernière ?  Plus de la moitié des enchères mondiales supérieures à un million de dollars se sont d'ailleurs tenues à Hong Kong ou Pékin.
Cette ?uvre de Qi Baishi est un cas particulier, car pour les Chinois, elle est plus qu'un tableau ou bien alors elle démontre que notre conception de l'?uvre d'art doit aussi évoluer en fonction de la Chine. Eagle Standing on a Pine Tree a été réalisée en 1946 par Qi et présentée au Generalissimo Chiang Kai-shek pour ses 60 ans en 1947. Décédé en 1957, Qi Baishi est encore aujourd'hui un des artistes les plus appréciés en Chine et qui conserva une approche traditionnelle de la peinture combinant poésie, calligraphie, peinture et art du sceau en s'attachant à produire des sujets simples de la vie rurale et à peindre descriptions symboliques d'insectes ou d'oiseaux.
Aujourd'hui la Chine fait revenir au pays toutes ses ?uvres anciennes disséminées à travers le monde. Enfin de nouveau riche, elle  "récupère" son héritage et cela explique une partie du phénomène. En outre, les Chinois aiment parier, on a vu par exemple récemment une ?uvre de Zao Wou-ki, belle mais pas exceptionnelle, être adjugée à 8 millions d'euros, bien au delà de son estimation. De nos jours si les tableaux d'un artiste chinois contemporain commencent à se vendre, disons à plus de 200 000US$, souvent un système spéculatif se met en place. Ses ?uvres intéressent les financiers. Dans un marché qui est encore un « futur », bien des investisseurs peuvent espérer une plus-value rapide.

Parlez-nous des artistes chinois que vous suivez tout particulièrement ?

Je suis véritablement entré dans l'art chinois grâce à l'?uvre de T'ang Haywen qui avec Chu Teh-Chun et Zao Wou-ki constitue pratiquement le courant expressif abstrait de l'après seconde guerre mondiale. Tous les trois se sont installés à Paris après la guerre pour pouvoir exercer librement leur art. Tous les trois sont les inventeurs d'un nouveau langage et plus particulièrement pour T'ang au moyen de l'encre de chine. Ils ont influencé de nombreux artistes. Mais pour parler d'un artiste contemporain, j'ai découvert en 2002 un jeune peintre qui avait à l'époque 19 ans, Xie Lei. Extrêmement doué, il est peintre avant d'être chinois même si l'on retrouve chez lui la formidable dextérité et les techniques qui caractérisent l'école chinoise. Il a décidé de vivre en France pour vivre pleinement son art et aussi pour jouir en Europe de la maturité et du foisonnement de la culture. Il a par exemple réinterprété et sublimé l'Origine du Monde de Gustave Courbet en proposant une vision déroutante et personnelle. Il s'est approprié les intentions de l'artiste, enfant anarchiste de la révolution industrielle, en allant à Ornans découvrir le pays noir et dur de Courbet. En octobre prochain j'organiserai à Yishu8 Pékin, sa première exposition personnelle en Chine.
Notre exposition actuelle à Hong Kong Accrochage présente différentes visions du conflit permanent existant entre l'individu et les dictats de la communication de masse. Nous y avons une ?uvre importante du peintre contemporain Liu Wei ( b.1965), Who am I , un tableau choc de Feng Shuo intitulé Scandal, une vision belle et terrifiante du photographe Tie Ying, "landscape", une ?uvre de Carr Patterson, "into the Abyss ", explorant l'objectification contemporaine de la femme.

Marlene Mocquet, L'oeuf éclaté 200x200 cm © Feast projects

Et les artistes français que vous représentez ici - comme la jeune peintre Marlène Mocquet  - arrivent-ils à percer auprès des acheteurs locaux ?
C'est encore trop tôt pour le dire. J'aime beaucoup le travail de Marlène. Pour elle la peinture fut aussi, comme pour de nombreux artistes, une thérapie pour résoudre les effets de souffrances personnelles. Son univers est foisonnant, surprenant et rappelle celui de Bosch ou les visions fantastiques de Goya. Ses ?uvres sont les rêves torturés d'une enfant.
Dans le monde de l'art, comme ailleurs, il est difficile pour une femme de percer mais les ?uvres de Marlène sont déjà dans de très grandes collections et elle multiplie les projets. Nous lui consacrerons une exposition individuelle en avril-mai.
Je voudrais également faire découvrir au public les collages de l'artiste français Fensterbank, diplomate et grand sinologue qui a retiré de ses trente années en Chine une compréhension féroce et truculente du système communiste digne des satires anti nazies de John Heartfield. J'essaye actuellement de trouver un sponsor pour publier son ?uvre complète.
A Hong Kong, le laboratoire du monde de l'art est en construction mais je suis persuadé que d'ici quelques années on pourra y trouver l'effervescence que l'on a connue à Soho ou à la Bastille. Aujourd'hui le monde culturel de Hong Kong ne peut certes pas être comparé à celui de la Chine mais la liberté est là. J'espère humblement apporter une petite pierre à l'édification de ce laboratoire.

Des projets pour l'avenir ?

L'exposition de Marlène Mocquet en Avril-Mai. Pendant Art HK, et pour inaugurer le second espace de FEAST Projects à Ap Lei Chau, une performance de Rashaad Newsome, un artiste de la Nouvelle Orléans, à la croisée entre l'héraldisme et la culture hip hop. Une exposition consacrée à Fensterbank cet été. Un livre sur T'ang Haywen et pour la fin de l'année une exposition dédiée à Zao Wou-Ki.

Propos recueillis par Eric Ollivier (www.lepetitjournal.com/hongkong.html) mardi 21 février 2012

A lire aussi :
PORTRAIT - Sin Sin : "Pour que l'art soit accessible à tous"

PEINTURE - Tilo Kaiser nous transporte dans ses rêves à la Sin Sin gallery
ABERDEEN ET AP LEI CHAU ? Tribulations et découvertes à pied et en sampan

lepetitjournal.com pekin
Publié le 23 février 2012, mis à jour le 15 novembre 2012

Flash infos