Stéphanie de Rougé est visual storyteller, mais elle est aussi une femme qui a osé changer de voie professionnelle. Son portrait est présenté par Muse Within. Fondée par Laure Astier Gudgel, cette entreprise accompagne les femmes françaises de New York dans leur reconversion professionnelle.
Cette interview a été réalisée par Muse Within.
Qu’est ce que tu voulais faire quand tu étais petite?
J’ai eu mon premier appareil à 10 ans, donc je pense que je voulais déjà faire des images. J’ai toujours été visuelle. Je voulais être conteuse aussi. Et clown, ou plutôt acrobate d’ailleurs, parce que je me souviens que je voulais faire l’école du cirque.
Quel métier faisait ta maman?
Ma maman, elle était maman déjà, c’est un beau métier et ensuite elle a repris ses études à 30 ans pour faire des études de Communication avec 3 enfants et elle a ensuite évolué sur un poste de responsable du personnel.
Quelles études as-tu fait ?
J’ai commencé par des études de droit, sur le conseil de ma famille. J’ai assez vite bifurqué sur la littérature car je suis passionnée de livres pour enfants. Je me suis spécialisée en littérature enfantine, ai fait une maîtrise et un DEA sur les contes de fées dans la littérature anglophone et ai commencé dans la vie active par un stage chez Flammarion Jeunesse à Paris. Mon éditrice de l’époque m’a aidée à accepter que la passion de l'image ne me quitterait pas et m’a poussée à tout re-commencer à 27 ans après 6 ans d'études littéraires. Je suis sortie de chez Flammarion un matin et le lendemain je cherchais des contrats de photographe, sans avoir fait d'école ni aucune formation.
Comment s’est passé ton arrivée à New York et ton entrée dans l’univers de la photographie ?
J’ai rencontré un homme dans l’avion en venant en vacances avec une amie. Il vivait à New York depuis 10 ans. On a vécu une relation amoureuse à distance pendant 1 an, puis il m’a proposé de venir le rejoindre. C’est comme ça que je suis arrivée à New York, sans boulot, sans copains et sans visa d’aucune sorte. Pour régulariser ma situation le plus rapidement possible, on nous a conseillé de nous marier; discrètement, loin des familles et amis, juste tous les deux et un témoin à City Hall. Une décision rude pour moi qui n’avait pas envisagé le mariage dans mes plans de vie. Et puis j’ai été illégale pendant encore 7 mois avant de recevoir ma green card. Un début aussi exaltant que brutal donc.
Pendant ma période “sans papier”, je n'étais pas autorisée à travailler. J’ai donc postulé comme assistante (non rémunérée donc sans besoin de statut social) à International Center Photography - ICP, une excellente école de photographie à Midtown. J’avais décidé d’attendre ma régularisation en étant le plus active possible: combler mes lacunes en photographie digitale, me familiariser avec la culture de l’image de ce côté de l’Atlantique, prendre quelques cours, et surtout tout essayer: les appareils, les objectifs, les techniques des plus anciennes aux plus modernes, la lumière…
Au bout de quelques mois, un prof a repéré mon travail et m’a donné un contact au New York Times! J'étais incrédule et affolée. Je me rappelle les sueurs froides et les mots qui se bousculent en présentant “Alien”, mon projet sur l’immigration à Mora Foley éditrice à ce qui était alors la City Section du Times. Quelques semaines plus tard, elle a publié une page sur mon travail rebaptisé “broadway Mosaics”.
Entre temps, j’avais reçu une green card temporaire. A partir de là, les choses ont avancé beaucoup plus vite.
Le début de ma vie de photographe à New York était absolument géniale. J’habitais à Williamsburg à Brooklyn. En 2006 le quartier n'était pas développé, les tours n’existaient pas et Wholefoods et Apple Store n’étaient même pas une possibilité. Le quartier était fait de vieilles usines délabrées, de bouiboui italiens, de vieux pigeonniers sur les toits et de de friches industrielles.. J’ai présenté mes premiers projets avec des artistes un peu dingues - libres surtout - dans des usines squattées depuis 10 ans. On organisait des projections sauvages de travaux de qualité couplées avec des soirées underground dans des endroits incongrus. J’en ai un souvenir extraordinaire.
Quel est ton rapport à la ville de New York aujourd’hui?
J’adore New York, c’est chez moi. C’est ma maison. Paris aussi mais de manière différente, Paris c’est mon enfance, ma référence, mes racines. New York c’est là que j'ai passé mes 15 dernières années, où je me suis mariée, où j’ai vécu ma vie de couple, où j’ai divorcé, où j’ai eu un enfant, où je le vois grandir et s'émerveiller, où je me suis construite professionnellement et artistiquement, où j’ai trouvé la liberté de développer ma créativité, d’oser dire, d’oser montrer. Et puis plus que New York, c’est Brooklyn et mon quartier de Williamsburg / Greenpoint auquel je suis intimement attachée. J’y ai vécu 15 ans, je l’ai vu évoluer, changer, se transformer. Aujourd’hui mes expressions sont New Yorkaises, mes attitudes et mes gestes de tous les jours sont New Yorkais. Cette ville fait partie de mon ADN. Je la déteste aussi pour plein de choses et notamment pour sa compétition féroce, son rythme sans répit, son énergie qui porte autant qu’elle vide. Une énergie unique mais qu'il faut savoir intégrer et transformer.
Comment est-ce que tu as démarré ton business?
En France avant d’arriver à New York je travaillais dans une association qui s’appelle Je.Tu.Il qui propose des ateliers de lutte contre la violence dans les collèges en collaboration avec le rectorat de Paris. Je leur ai proposé d’utiliser l’image comme base de discussion avec les jeunes et outil de formation. En même temps, j’avais monté un labo photo dans le 14ème pour les écoles publiques élémentaires du coin.
Quand je suis arrivée à New York j’avais une méconnaissance totale de la culture américaine et donc de ses problématiques sociales. Il m'était donc impossible de continuer mon activité ici. Il a fallu que je réinvente tout et ça a été un vrai challenge. En même temps ça laissait la porte ouverte à tout, mais comme souvent quand tout est possible, on se retrouve bloqués au milieu du chemin.
ICP et son immense communauté de créatifs m’a énormément portée au début. Je voulais enseigner, j’ai toujours été enseignante dans l’âme, j’adore ça. ICP m’a donné une chance et comme ça marchait bien, ils m’ont permis d'évoluer vite.
Et puis j’avais la chance d’avoir du temps. Comme je ne pouvais pas travailler, je créais. Des petits projets, des grands projets. Je me suis essayée à la mode, à la photo d’archi, au print sur soie, au film moyen format. J’ai passé beaucoup de temps à écrire, penser et explorer l’image à cette époque, quel pied c'était.
J’ai gardé de ces années d’exploration une certitude, comme un mantra: toujours faire. Quoi qu’il arrive, ma force est d’observer, d’imaginer, de créer. Par exemple, la fabrication de livre accordéon qui est aujourd’hui une partie importante de mon business est né dans ces année-là…
Et puis il y a eu la publication dans le New York Times qui a été une super carte de visite bien sur. Etrangement, le Times m’a ouvert les portes de la presse française avec qui j’ai commencé à travailler en reportage photo.
C’est comment de lancer son entreprise à New York? Quelles difficultés majeures as-tu rencontré?
D’un point de vue purement administratif, j’ai trouvé le système très simple: quand tu es freelance, tu travailles, tu factures ton client et tu payes tes taxes, point barre. En terme d’activité, au début je prenais tous les contrats qui passaient, payés ou non. Dès que quelqu’un avait besoin d’un photographe je répondais présente. Ça venait du bouche à oreille, des copains qui m’ont aidée. Quand je repense à cette époque, je ne suis pas sûre d’avoir fait le bon choix. J’aurai peut-être dû développer ma différence, trouver ma niche. La difficulté à New York c’est que tout le monde est photographe, à tel point que quand les gens me demandaient ce que je fais dans la vie et que je leur répondais Photographe ils me disaient “and...?”. Je me suis vite rendue compte que j’étais dans le pire endroit au monde pour faire ce métier, que tout le monde en savait 10 fois plus que moi.
Aujourd’hui je me rends compte à quel point c’est une différence de regard sur les choses… Ici une grande valeur est donnée à ce qui est beau, clean, neuf. Ça a probablement à voir avec l’histoire des pionniers de l’Ouest. Ici on détruit ce qui est vieux, de la où je viens on le conserve, on le soigne, on le préserve. En photo, j’ai dû apprendre à changer mon regard et mes techniques, accepter de passer de la chambre noire et des odeurs du révélateur aux ordinateurs et logiciels de retouche ultra sophistiqués.
Une autre difficulté dont je me souviens c’est la compétition féroce. A New York, il y a une concentration d’artistes et de créatifs extrêmement talentueux qui ont pour la plupart un sens du business qui leur a été inculqué très jeune.
Et puis bien sûr en tant que française, il a fallu que j’apprenne les codes, les nuances de la langue et des différences culturelles.
C’est quoi le meilleur conseil Business qu’on t’ai donné quand tu as commencé?
Etre effrontée, me servir de mon accent français, cultiver ma différence, oser!
Quelle belle surprise pour moi - effrontée de nature - que ce trait de caractère considéré comme un défaut en France soit accepté et apprécié ici!
Quel est ton lieu de travail, ton lieu de création?
C’est mon studio. Un grand espace à Williamsburg que je partage avec un groupe de femmes toutes dans la créa. Il y a une designer de mode suédoise, deux illustratrices, l’une suédoise, l’autre australienne, une filmmaker américaine et une monteuse de décors de théâtre américaine.
Elles sont toutes à un niveau de compétences et de développement de leur carrière qui fait qu’on est en bonne phase. C’est hyper sympa, rassurant, inspirant.
Qu’est-ce que tu préfères dans ton environnement de travail?La communauté. Et la diversité culturelle.
Etre avec des gens pour travailler - même si tu ne leur parle pas de la journée - et voir la création des autres ça motive, ça inspire, ça relance en cas de coup dur, ça donne envie.
Quel est le plus gros sacrifice que tu aie fait pour démarrer ton business?
Accepter de repartir de zéro.
Quelle est la plus grande peur que tu aie dépassée en lançant ton entreprise?
La peur de ne pas être à la hauteur. De n’avoir rien d'intéressant à partager, rien à dire. J'étais émerveillée et écrasée par le talent des New Yorkais.
Aujourd’hui c’est la peur de ne pas gagner assez d’argent.
Quelle est ta définition du succès?
holala... Gagner des sous en créant? (rires)
Oui, c’est ça, vivre de ce que tu aimes faire.
Quel regard portes-tu sur la relation business/ création artistique?
C’est quelque chose de compliqué parce que la création artistique ne paye pas, en tous cas pas au début. Disons que j’ai choisi de monter mon business sur ce que je pensais être des “valeurs sûres” c’est à dire des activités photographiques répondant à une demande: enseigner, faire des reportages, shooter des portraits, de la photo de voyage. Ça n’est que bien plus tard (assez récemment en fait) que je me suis donné le droit de coupler ces activités avec de la création pure, des envies, des projets qui ne sont ni des commandes ni des besoins venant d’autrui.
Je viens de finir un livre constitué de photos et de dessins sur un sujet qui me tient à coeur. A moi de lui trouver une place dans le Monde.
La plus grande leçon que tu aie apprise en étant ton propre patron?
Je déteste faire mes taxes ( rires ). Non mais sérieusement, je ne suis pas bonne avec le côté administratif de mon business. Et je ne m'améliore pas. Etre son propre patron ça veut dire accomplir les tâches qu’une équipe de 6 personnes venant de background différents accomplit pour une petite entreprise. On ne peut pas être bon partout. Ça aide de connaître ses forces et ses faiblesses je trouve.
Dans les moments de doute ou d’adversité comment est-ce que tu gardes le cap?
Cette année j’ai fait un coaching professionnel parce que j’avais besoin d’un vrai rebond et de faire le point sur plein de choses. Mais de manière générale je demande de l’aide. J’appelle les copines, je leur montre mes dernières images, je leur demande de me conseiller, de critiquer mon travail. Je vais chercher ce soutien dans mon entourage très proche.
A quel moment as-tu su ce que tu voulais faire? Qu’est ce qui t’as fait réaliser que se serait ça?
J’ai toujours été une raconteuse d’histoire, c’est pour ça que j'ai commencé dans l’univers du livre pour enfant parce que c’est ça qui m'intéressait, le storytelling. Et ça je le sais depuis que je suis toute petite, inventer, imaginer, raconter - what else?
Cette attirance là est devenue image quand mon père m’a offert un appareil photo pour mes 10 ans. C'était un kodak rouge. Film bien sur. et j’ai trouvé que c'était un bel outil pour raconter des histoires. S’il m’avait offert un pinceau j’aurai peut-être raconté des histoires en peinture, je n’en sais rien.
Quelle citation t’inspire et te motive à rester toi et à faire ce que tu aimes?
Sois toi-même!
Quels sont les traits de ton caractère dont tu es la plus fière?
Je suis curieuse aussi. Et aventurière, ça sert!
Et puis une dernière chose que j’ai mis très longtemps à accepter comme une qualité: je suis sérieuse - peut-être un chouilla trop - je suis quelqu’un sur qui on peut compter.
Selon toi de quoi le monde a-t-il le plus besoin aujourd’hui?
De créativité, dans tous les sens du terme, à tous les niveaux. Dans la politique par exemple, l'éducation. Nous sommes à un moment où on a besoin de nouvelles idées, de nouveaux schémas de pensée... C’est un boulot titanesque mais je pense vraiment que les créatifs devraient faire partie de cette restructuration globale.
Qu’est ce que tu fais quand tu as besoin d’inspiration ou pour te sortir d’une impasse créative?
Je danse! Je bois un verre et je danse!
Une autre bonne recette est le mood board. Je fouille dans mes malles à la recherche d’images faites ça et là le long de mon parcours, de projets oubliés, de textes pas relus depuis 20 ans. Je sélectionne ce qui m’inspire et je les place en évidence sur un tableau dans mon studio, juste sous mes yeux.
En cas de grosse déprime, une longue visite dans le rayon pour enfant d’une librairie fait l’affaire.
Qu’est ce que tu aimes faire le plus après une longue journée de travail?
Fumer une clope! Et dormir.
Une femme que tu admires?
Frida Kahlo. Je suis fascinée par la manière dont elle a su transformer sa souffrance physique en inspiration artistique.
La première chose que tu fais le matin pour commencer ta journée du bon pied?
En ce moment, je vis chez une amie, en hauteur. J’ouvre le rideau et je regarde la skyline.
Par contre je ne regarde pas mon téléphone (ni aucun écran d’ailleurs) avant d’avoir déposé mon fils à l’école. Et je m’y tiens, ça a vraiment changé ma vie.
Une peur ou un challenge professionnel qui te tiendrais éveillée la nuit?
Quand j’ai une nouvelle idée de projet perso, ça peut me prendre quelques nuits avant de pouvoir fermer l’oeil. Inventer une histoire ça demande du calme et du temps.
Un peur, oui, ou plutôt une préoccupations constante et de plus en plus présente depuis que je suis maman solo. Celle de me noyer dans mes to-do liste, de ne jamais pouvoir me poser, de ne jamais atteindre de stabilité financière pérenne, de n’avoir jamais le temps...
Si tu avais accès à une somme illimitée d’argent, mènerais-tu ton business de manière différente?
Oui. D’abord, je laisserai de côté les contrats “alimentaires” pour privilégier les collaborations avec d'autres artistes, les projets artistiques de grande ampleur, la confection et publication de “livres objet d’art”. Je m’autoriserai à être audacieuse, à considérer des idées extravagantes.
Et puis j’ouvrirai un lieu de travail dingue pour créatifs de tout poil dans une belle usine désaffectée. Un lieu d'échange culturel, d'éducation, une librairie de bouquins d’artistes...
Bref, bring it on! (rires)
Quel est ta devise au niveau personnel et/ou professionnel?
Résiste! Prouve que tu existes! ( rires ). Non je sais pas… Je n’ai pas de devise.
What’s next? Ta vision à plus long terme?
J’aimerai consacrer plus de temps à des projets artistiques personnels et notamment activistes. Pour ça, je m’efforce de développer l'efficacité et la rentabilité de mon business. C’est mon challenge 2019!
Un grand merci à Stéphanie de Rougé, de faire partie de nos 31 femmes du Mois de le Femme, en partenariat avec Muse Within. Bravo Stéphanie et merci pour cette inspiration !
Pour en savoir plus sur Stéphanie de Rougé :
Photographer and Faculty at the International Center of Photography, NYC
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