« Les enfants bilingues parleraient plus tard », « le bilinguisme aurait des effets cognitifs positifs chez l’enfant », « les enfants bilingues favorisent une langue »... Le parents expatriés, ou binationaux, sont souvent perdus face à la question du bilinguisme. Aodrenn Guyodo est orthophoniste. Après des années à accompagner une patientèle francophone de New York, elle a créé le blog 1 Bulle 2 Langues, où elle aborde notamment des sujets spécifiques au bilinguisme. Pour mieux comprendre le bilinguisme chez l’enfant, nous somme partie à sa rencontre. Interview.
Aodrenn Guyodo
Rachel Brunet pour Lepetitjournal.com New York : Est-ce qu'un bébé sait distinguer les langues ? Comment rassurer desparents qui s'apprêtent à mettre leur enfant en crèche ou à la confier à une nounou dont la langue est différente de la langue maternelle ?
Aodrenn Guyodo : Le bébé sait distinguer les langues très tôt. Dès la naissance, il est capable de discriminer deux langues rythmiquement différentes. Quelques mois plus tard, il sait différencier deux langues rythmiquement proches. Avant sa seconde bougie, l'enfant sait très bien à qui s'adresser dans quelle langue. Il sait également qu'un "chien" et un "dog" sont la même chose. Le cerveau est tout à fait capable de gérer plusieurs langues, sans confusion.
On entend souvent dire que les enfants exposés à différentes langues ont un retard de langage. Est-ce une idée reçue ?
C'est effectivement une idée reçue. Lorsqu'un enfant bilingue parle un peu plus tard, il est très tentant de justifier cela par le bilinguisme. En réalité, les études montrent que les premiers jalons du développement langagier se font au même rythme pour tous. Ainsi, les petits bilingues babillent, formulent leurs premiers mots et premières phrases en même temps que leurs pairs monolingues. Certains enfants bilingues parlent plus tard, tout comme certains enfants monolingues parlent plus tard. Ils ne sont pas non plus protégés de troubles du langage. Mais le bilinguisme n'est jamais la cause de ce retard, ou trouble. Rappelons que dans certaines cultures, le bilinguisme est la norme. Pourtant, les enfants parlent au même rythme dans toutes les langues et cultures.
Bilinguisme ou pas, comment s'explique le retard de langage chez l'enfant ?
Bien souvent, on ne connaît pas la cause des retards. Il pourrait y avoir une cause génétique. Ainsi, un enfant dont un parent a eu un retard, ou un trouble du langage, pourrait être plus à risque. Il est cependant probable qu'il n'y ait pas qu'un seul facteur en cause.
Quid des avantages cognitifs du bilinguisme chez l'enfant ?
L'enfant bilingue doit inhiber en permanence une de ses langues. Quand il parle anglais, il doit inhiber le français. Ainsi, ses capacités d'attention sélective se développent davantage. Il a donc un avantage quand il s'agit d'ignorer une information non pertinente. Le bilingue connait par ailleurs deux mots pour un meme objet, et alterne sans cesse entre ses deux langues. Il développe ainsi une plus grande flexibilité mentale, qui lui permet de s'adapter plus facilement lors d'un changement de tâche par exemple. Les enfants bilingues ont également une meilleure conscience métalinguistique. Ils ont une facilité pour réfléchir sur la langue. Cela leur donne un avantage pour apprendre une autre langue.
Pouvez-vous nous expliquer ce qui se cache derrière le terme de bilittératie ?
C'est la capacité de lire et écrire dans deux langues. Si la bilittératie implique un bilinguisme, le bilinguisme ne rime pas forcément avec bilittératie. Par ailleurs, tout comme être bilingue ne veut pas nécessairement dire que l'on parle les deux langues de la même manière, on ne sait pas forcément les lire et écrire au même niveau. Par exemple, un bilingue pourrait savoir écrire une lettre formelle dans une langue, mais pas dans l'autre.
Pour les familles expatriées ou binationales, y a-t-il une langue à privilégier à la maison ? Est-ce que des parents francophones doivent s'adresser uniquement en français à leur enfant ?
C'est un choix qui appartient à chaque famille. Il n'est pas obligatoire de s'en tenir à une langue. Un enfant n'est pas confus quand ses parents alternent les langues. En revanche, le français est une langue minoritaire pour une famille française expatriée. Il est donc important que les parents s'assurent que leur enfant ait une exposition suffisante à cette langue. Pour cette raison, il peut être judicieux de s'adresser le plus possible à son enfant en français. À chaque famille de trouver son équilibre.
Quelle est l'importance de la lecture pour les plus petits ? Est-ce que les parents doivent leur lire des histoires dans les deux langues ? Dans une seule langue ?
Les livres, tout comme les comptines, sont des occasions d'offrir une exposition à cette langue minoritaire. Lorsqu'un parent lit un livre à son enfant, c'est un moment privilégié, qui est donc un moment important dans la transmission de cette langue. Par ailleurs, les livres abordent du vocabulaire qui n'est pas forcément utilisé au quotidien. C'est le cas pour tous les enfants, mais c'est d'autant plus le cas pour les enfants bilingues. Par exemple, si un enfant va dans une école locale, il ne connaît peut-être pas le vocabulaire de l'école en français.
Tout comme il est possible d'alterner les langues, il est possible de lire dans les deux langues. Mais pour la même raison que précédemment, il peut être judicieux de lire en français le plus possible.
Quels conseils donner à des parents dont l'enfant refuse de parler la langue minoritaire ?
Renforcer la langue minoritaire est une première étape. Selon la situation de la famille et les possibilités, cela peut passer par différentes choses : parler davantage la langue minoritaire à la maison, participer à des activités dans cette langue, trouver d'autres expatriés qui parlent la même langue, etc.
Mais, le point le plus important est de créer le besoin de parler cette langue. L'enfant sait que papa et/ou maman parle(nt) la langue majoritaire. Les grands-parents, bien souvent monolingues, peuvent être un atout pour créer le besoin. On peut faire des visioconférences avec la famille et les amis. Les visites, ou les séjours en France sont également de bons tremplins.
Un autre facteur à ne pas négliger est la valorisation de cette langue. La langue majoritaire semble plus importante aux yeux de l'enfant. Il est donc important de valoriser la langue minoritaire. Cela peut passer par l'école (présentation de sa langue/culture), par le parent qui parle la langue majoritaire, par la découverte de cette culture à travers les livres, films, etc.
Pour les familles fraîchement expatriées, l'apprentissage de la nouvelle langue chez les enfants et adolescents peut être un passage compliqué. Que doivent faire les parents pour que cet apprentissage se passe dans les meilleures conditions ?
On dit souvent que les jeunes enfants sont des éponges. Les parents sont alors étonnés que l'immersion soit parfois un peu difficile au début. Leur adaptation est beaucoup plus rapide que pour nous, mais ce n'est pas immédiat comme l'absorption d'une éponge. Il faut juste leur laisser un peu de temps. Il arrive que les enfants passent par une période de mutisme, c'est normal. Faîtes confiance à votre enfant !
Pour les plus grands, il est possible d'accompagner davantage cet apprentissage. On pourrait avoir recours à un professeur particulier si cela semble nécessaire. Aux États-Unis, les étudiants allophones bénéficient généralement d'un soutien ESL (English as a Second Language). De par les témoignages que j'ai reçus, c'est le soutien le plus bénéfique pour cette intégration linguistique.
Est-ce que le « bilingue parfait » correspond à une réalité ?
Si le bilingue "parfait" existe, il est très rare! Dans la plupart des cas, le bilingue a une langue dominante, c'est-à-dire une langue dans laquelle il se sent plus à l'aise, qu'il utilise davantage, ou plus volontiers. Mais, même lorsque le bilinguisme est plutôt équilibré, que le bilingue se sent parfaitement à l'aise dans les deux langues, les deux langues sont rarement égales. Par exemple, il est possible que le bilingue préfère l'anglais pour parler de sa profession, et le français pour parler de ses émotions. Le bilingue utilise ses deux langues pour des domaines et des objectifs différents. En somme, le bilingue n'est pas deux monolingues en un, comme nous le dit le linguiste François Grosjean.
Interview par Rachel Brunet, rédactrice en chef du Petit Journal New York
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