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L’art pour ne jamais oublier

Pommery prizePommery prize
(c) Armory Show
Écrit par JC Agid
Publié le 16 septembre 2021, mis à jour le 17 septembre 2021

L’artiste américain d’origine irakienne Michael Rakowitz a remporté le 9 septembre la troisième édition du Pommery Prize de l’Armory Show à New York.

Qui osait imaginer en mars 2001, en apprenant la destruction par les Talibans des trois bouddhas géants de Bâmiyân en Afghanistan, l’assassinat moins de six mois plus tard du Commandant Massoud et deux jours après ce meurtre, les attentats du 11 septembre ? Ces sculptures, témoignages de l’humanité, avaient jusqu’alors survécu à de nombreuses tentatives de saccages depuis leur création sans doute entre le 4e et le 8e siècle.

 

L’art, messager de l’histoire

Les ruines archéologiques de Syrie et d’Iraq furent aussi la cible plus récente des terroristes de l’État Islamique. L’art, victime collatérale de la colère et de la bêtise humaine.

Beaucoup de ces vestiges avaient auparavant été démembrés par des archéologues et récupérés par les plus grands musées occidentaux. L’art, victime collatérale de la certitude des nations, des puissants, des pilleurs aussi.

L’art, ce messager pourtant merveilleux de l’histoire et des idées, des rêves et des croyances, des visions et des espoirs, se pose ainsi pour certains comme un mur à abattre, la proie d’un « ennemi invisible qui ne devrait pas exister ». Aj-ibur-shapu, explique l’artiste Michael Rakowitz, lauréat du Pommery Prize 2021, ce nom que les Babyloniens donnaient au chemin de procession qui menait à la porte d’Ishtar dans la cité antique et qui signifie, « May the arrogant not prevail (Que l’arrogant ne prévale pas) ». Michael Rakowitz est un des huit artistes sélectionnés par Claudia Schmuckli pour une série d’installations immenses, Can You Hear the Fault Lines Breathing (Pouvez-vous entendre les lignes de faille respirer ?) présentées à New York alors même que la ville commémore le 20e anniversaire des attentats.

 

Pommery Prize

Maïlys Vranken devant l’œuvre lauréate (c) JC Agid

 

L’œuvre de Michael Rakowitz primée à l’Armory Show, Room F, Section 1, Northwest Palace of Nimrud — extraite de son projet The invisible enemy should not exist — « porte en elle une résonnance sur notre actualité en proposant une réaction à des événements qui pour certains découlent indirectement de 9/11 », explique Maïlys Vranken, membre du jury et co-fondatrice du Pommery Prize créé en 2019 à la mémoire de Louise Pommery, patronne des arts.

Présidente de Vranken Pommery America, Maïlys Vranken accorde à l’art contemporain le même sens du détail et de l’excellence que celui qu’elle porte à l’effervescence des champagnes et des vins de Californie qu’elle et sa famille produisent.

« Avec leurs dessins, formes et couleurs, avec leurs découpages, collages et espaces, avec leurs sons, images et sculptures, les artistes suspendent un instant précis de notre époque. Mis bout à bout, leurs œuvres reflètent notre culture contemporaine », explique Maïlys Vranken. « Cet art devient pour moi une source quotidienne d’évasion, d’imagination, parfois d’une réflexion, jamais la même car l’effet de l’œuvre change en fonction des humeurs ».

 

Présentée par Jane Lombard Gallery, Room F nous transporte en Mésopotamie, la terre d’Iraq aujourd’hui, dans le palais du Roi Assurnasirpal II au 9e siècle avant Jésus-Christ, à Kalkhu dans la cité assyrienne de Nimroud, alors élevée au rang de capitale. Trois millénaires plus tard, les ruines sont retrouvées. Les musées récupèrent des pièces d’art et des fresques pour les exposer, parfois les céder. Sur les 600 bas-reliefs du Palais de Kahlku, 400 sont éparpillés. Le 5 mars 2015, les terroristes d’ISIS détruisent à coups d’explosifs et de bulldozers ces derniers vestiges archéologiques, témoins d’un passé, d’une culture, d’une histoire, d’une vie qu’il faudrait oublier. « Un crime de guerre », dénonce aussitôt la Secrétaire générale de l’UNESCO, Irina Bokova.

Artiste américain issu d’une famille juive iraquienne, Michael Rakowitz ne peut s’y résoudre.

« Je fais réapparaître les bas-reliefs et les artefacts disparus non pour les remplacer, mais pour les faire revenir comme des fantômes des originaux ». Michael Rakowitz ne travaille pas seulement à faire revivre les fresques détruites par les terroristes en 2015, il insiste pour montrer les conséquences des extractions plus anciennes d’objets par des conservateurs de musées, des collectionneurs privées et des pilleurs. « Ce que j'essaie de faire dans ces "réapparitions", c'est aussi de faire "réapparaître" l'architecture de la pièce, de mettre le spectateur dans la position d'un Irakien qui aurait pu se trouver dans le palais la veille de sa destruction et voir les vides laissés derrière lui ». Entre chaque fresque ou pan de mur, l’artiste installe des « espaces vides », symboles des pièces déjà disparues au moment du saccage de 2015.

 

Recréer le lien avec l’oeuvre et l’humain

En créant Room F, Michael Rokowitz redonne vie à un patrimoine culturel essentiel à notre mémoire collective et au dialogue inter culturel. Son art projette le passé dans toutes les contradictions et violences du 21e siècle.

Pour faire « réapparaître » les dessins et les motifs des bas-reliefs du Palais de Kalkhu, l’artiste américain et son équipe travaillent avec des archéologues iraquiens et occidentaux, l’Université de Chicago, et même Interpol. Il utilise des matériaux modernes : des emballages de nourritures du Proche-Orient et des journaux arabes.

 

Dans les années 2000, Michael Rakowitz ne comprenait pas pourquoi il ne trouvait à Brooklyn que des sirops de datte et des biscuits Maamoul venant toujours du Liban, ou (« le plus absurde ») de Hollande (« je n’ai jamais vu un dattier en Hollande » !), mais jamais d’Iraq. « J’étais entouré de tous ces produits dont la provenance était voilée. Un jour, seul dans une boutique, en regardant tous ces beaux emballages, j’ai eu l’impression d’être dans un musée vide ». Il décide alors de montrer les emballages d’origine en se servant d’eux comme un matériau artistique. « En faisant réapparaître les pièces d’art avec des paquets alimentaires, je les ai rendues plus vulnérables que les œuvres originales, car ils reflètent la vie humaine ».

« C’est toute la complexité de cette œuvre. Elle représente nos civilisations perdues et rendues aujourd’hui par Michael Rakowitz à travers des couleurs gaies et des éléments de la vie quotidienne et actuelle du lieu où s’exprimaient autrefois ces cultures », explique Maïlys Vranken. « Pour faire réapparaître le passé, il utilise les outils du présent et créé une dimension temporelle qui replace l’individu au centre de l’œuvre ».

« Même si nous avons forgé notre relation avec ces vestiges, nous n'avons pas encore vraiment réalisé le potentiel de cette relation en mettant sur un pied d'égalité le soin que nous portons aux objets et le soin que nous portons aux personnes », ajoute Michael Rakowitz.

 

Pommery prize

Œuvres de Michael Rakowitz (c) Armory Show

 

Kalkhu renait ainsi dans notre connaissance partagée. En reliant l’antiquité avec le contemporain, Michael Rakowitz nous rappelle que l’art, rempart pacifique aux guerres et attentats, a le pouvoir d’effacer ces tentatives désespérées, mais permanentes, de prendre le contrôle sur notre âme.

L’approche artistique est similaire à Reims où est présenté jusqu’au 15 novembre dans le cellier Pompadour du Domaine Pommery l’exposition Blooming.

 

L’art, le dialogue et Pommery

En réponse au vide culturel imposé par des mois de confinement sanitaire, de couvre-feux et de rassemblements interdits, Paul-François et Nathalie Vranken se sont hâté d’organiser au Printemps une exposition d’œuvres du passé associées à celles contemporaines autour d’un même thème : la floraison, la renaissance, une certaine idée du bonheur. Gauguin, Corot et Fantin Latour confrontent ainsi leurs regards sur les jardins et les fleurs avec ceux des artistes d’aujourd’hui, et parmi eux, Jean-Pierre Formica, Virginie Boudoscq, Jean-François Fourtou et Keith Tyson. Cent cinquante œuvres de 61 artistes écrivent ensemble un message d’espoir et de renouveau dans une société encore embrumée des conséquences politiques et économiques d’un virus imprévisible.

 

Le dialogue entre la maison champenoise Pommery et l’art contemporain n’est pas récent. Nathalie Vranken organise depuis plus de 15 ans les Expérience#, une série annuelle d’expositions d’œuvres contemporaines installées dans le labyrinthe des caves historiques du Domaine Pommery, à 30 mètres de profondeur.

Le Domaine lui-même, comme ses caves créées en 1868 sur un dédale de 18 kilomètres d’anciennes carrières gallo-romaines, les crayères, constitue une œuvre architecturale et artistique hors du commun en Champagne. Cet ensemble au style anglais Élisabéthain du 16e siècle fut l’idée de Louise Pommery, elle-même passionnée d’art, de transmission des savoirs et d’innovation. Sous son impulsion, les maîtres de cave de Pommery inventent le champagne brut en 1874. Pour habiller son domaine bleu et rouge d’œuvres, elle commissionne à l’ébéniste Émile Gallé un tonneau d’une contenance de 100,000 bouteilles dont la sculpture monumentale rend hommage à l’amitié franco-américaine. Pour ses caves, elle demande à l’artiste Gustave Navlet de sculpter à même la paroi, dans le clair-obscur des crayères, quatre bas-reliefs géants—une œuvre organique qui se nourrit en permanence des minéraux de la roche. En 1855, Louise Pommery fait même discrètement l’acquisition des Glaneuses de Jean-François Millet pour le donner au Louvre (le tableau est aujourd’hui exposé au Musée d’Orsay).

 

La vigne et le champagne ne reflètent-ils pas eux-mêmes un mouvement artistique constant, influencé par le terroir, le climat et l’excellence des vignerons, l’assemblage des maîtres de cave et le travail des années ? L’évanescence des bulles de champagne porte en elle une œuvre qui traverse le temps.

En soutenant la création contemporaine, Nathalie, Paul-François et Maïlys Vranken poursuivent ainsi un siècle et demi plus tard l’ambition de Louise Pommery, celle de ne jamais oublier son histoire, d’inventer avec elle en permanence son lendemain et de créer aujourd’hui un échange artistique entre New York et Reims.

 

Doté de $20000, le Pommery Prize de l’Armory Show inclut une invitation pour Michael Rakowitz à exposer une œuvre lors de la prochaine Expérience# à Reims. La possibilité d’élargir le dialogue « à de nouveaux regards » et d’ouvrir « davantage la conversation sur le colonialisme, la préservation et la destruction culturelle d’une civilisation », se félicite l’artiste.