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RENCONTRE AVEC TIAN - L’année du lièvre : “la petite histoire dans l’Histoire”

Écrit par lepetitjournal.com Madrid
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 24 mars 2014

A l'occasion de la semaine de la Francophonie, l'auteur de bande-dessinée franco-cambodgien Tian est l'invité de l'Alliance Française de Madrid. Une série de rencontres avec le public madrilène sont organisées cet après midi. Après une rencontre à l'Alliance, l'auteur se rendra avec sa traductrice espagnole Regina López Muñoz à un débat dans le cadre des ?mercredis de la littérature? organisés par la Représentation de la Commission Européenne en Espagne. Lepetitjournal.com a profité de sa venue pour lui poser quelques questions.

?L'année du lièvre? est son premier et unique ouvrage. Tian, de son nom Chan ["tian"] Veasna, est arrivé à Lyon en 1980 à l'âge de cinq ans. Né trois jours après la prise du pouvoir par les Khmers rouges, il n'a que très peu de souvenirs de ses premières années au Cambodge. Face à l'absence de réminiscences, face au manque de travail de mémoire et au silence du Cambodge, il a décidé de raviver la mémoire du passé et de raconter ?en trois tomes- l'histoire de sa famille durant ces années meurtrières. De raconter de façon naïve et simple leur départ de Phnom Penh le 17 avril 1975, année du lièvre, jusqu'à leur arrivée à la frontière thaïlandaise. Il raconte mais surtout dessine la fuite en avant de ses parents, issus de la bourgeoisie et donc persécutés.

C'est au travers du regard de son père, personnage, sinon héros de l'ouvrage que le lecteur suit et vit cet exode de cinq ans en plein c?ur d'un Cambodge meurtri par des années de guerre, dévasté par le régime de Pol Pot. Derrière l'histoire de famille se cache l'Histoire avec majuscule. Celle d'un peuple contraint à quitter la ville pour rejoindre les campagnes, contraint à suivre la voix d'Angkar, parti communiste du Kampuchéa -anti-impérialiste et anti-occidental- au pouvoir. Il revient sur le rôle de la bande dessinée, son ?uvre et l'histoire de sa famille, une histoire qui fait partie de lui autant que le dessin.

Lepetitjournal.com : Dire et dessiner des faits tragiques dans une apparente simplicité, est-ce le point de départ de votre ouvrage ? ?Un style cartoon emprunté d'une fausse naïveté? c'est de cette façon que vous définissez vous-même votre livre ?
Tian (Photo lepetitjournal.com) : Exactement. Raconter une histoire aussi sensible et dramatique c'est assez délicat. Si on prend tout, cela devient indigeste. L'avantage du dessin c'est que le dessinateur peut filtrer, faire des choix et suggérer. Il n'est pas obliger de tout dessiner. Il s'agit d'être subtil. La bande dessinée est ludique et grand public. Elle permet d'appréhender et de diffuser l'Histoire. Mais aussi, de garder une simplicité naturelle pour parler des choses émouvantes et dramatiques. Un dessin naïf et non-réaliste offre un regard distancié et permet d'apprécier différemment les choses. Cette histoire est déjà réelle alors je n'avais pas envie de m'attarder sur l'aspect réaliste du dessin mais plutôt sur le sens du récit, accompagner le lecteur dans un univers, dans une ambiance. Mon écriture graphique peut paraître naïve, car il y a beaucoup de simplicité dans le dessin, mais c'est justement ce style là qui permet une distance et un accès à l'histoire. J'ai privilégie beaucoup plus l'aspect narratif au dessin parce que je trouve que le socle, la base essentielle, que ce soit dans une bande dessinée ou dans un roman, c'est surtout ce que l'on raconte. Le dessin vient en second plan. Mais la subtilité n'est possible qu'avec le dessin. On peut alors s'emparer de l'interprétation, donner à l'?uvre un style, un univers différent propre à soi.

Patrick de Saint-Exupéry et l'auteur de bande-dessinée Hippolyte ont récemment publié une ?uvre retraçant l'histoire du génocide du Rwanda, ?la Fantaisie des dieux? illustrant parfaitement le genre du BD journalisme cher à ce premier, journaliste et créateur de la revue XXI. Vous vous êtes rendu au Cambodge, vous avez recensé des témoignages, peut-on qualifier votre travail de "BD-journalisme" ?
J'ai voulu éviter cet aspect journalistique en mettant mon père en personnage principal. Il m'a raconté son histoire mais je n'ai pas voulu la retranscrire comme s'il me la racontait. J'ai voulu le mettre dans une ?fiction? bien que cela relève de la réalité. Je voulais que les lecteurs se mettent à la place de ma famille, l'accompagnent. Pour ce faire il fallait reconstituer des personnages clés. Si j'avais voulu faire du journalisme je l'aurais fait à la manière d'Art Spiegelman dans ?Maus? en me mettant en scène en train de faire mes interviews. Et alors il aurait suffi de reprendre simplement les faits. J'ai voulu m'en distinguer et qu'on rentre dans le livre par un autre biais. Je voulais qu'on apprécie l'histoire tout en s'approchant au plus près de la réalité. C'est avant tout une petite histoire dans la grande Histoire, une histoire de famille dans une situation de drame.

Vous être retourné au Cambodge pour la première fois en 2001. Aujourd'hui quel lien avez-vous tissé avec votre pays d'origine ? La période des Khmers rouges est-elle encore taboue ?
Un lien très affectif en rapport avec la mémoire, la mémoire de mon enfance. J'ai toujours un besoin, comme une bouffée d'oxygène, d'aller respirer l'air du Cambodge, de goûter un peu à la saveur du pays. J'ai ce besoin vital de m'y ressourcer. C'est aussi pour cela que j'ai écrit ce livre. A son origine il y a une phase de maturité, une grande réflexion sur l'identité, la mémoire, le déracinement. Petit à petit j'ai ressenti le besoin d'écrire et d'illustrer ce pan de l'Histoire et de mon histoire à la façon dont on érige des monuments aux morts après la guerre. C'est un travail de mémoire, pour moi, ma famille, pour le Cambodge. C'est très symbolique. Mais ce n'est pas forcement évident pour tout le monde au Cambodge. Sans compter le fait qu'en Asie du sud-est en général les gens sont très réservés. Ils parlent très peu des choses dramatiques, ils préfèrent sourire et aller de l'avant, certainement du faite du bouddhisme. A l'époque, pour survivre aux Khmers rouges, pour ne pas être soupçonné de traitrise il fallait se taire. Actuellement ce n'est plus le cas mais il existe encore une certaine méconnaissance des faits. Surtout chez les jeunes. Certains parents ne veulent pas en parler et à l'école, les cours d'histoire sont incomplets. Quant aux autorités cambodgiennes c'est encore plus complexe. Il y a encore des anciens Khmers rouges au gouvernement.

tian l'année du lièvre
Vous vous appelez Chan Veasna, à la lecture de votre ?uvre on apprend que Veasna veut dire ?destin? pourquoi vous avoir appelé ainsi ? Et en parlant de destin, quels sont vos projets à venir ?
Destin ou destinée oui. Je suis né à une période très noire. La personne qui m'a donné ce prénom là voulait que j'aie un bon destin. Pour le moment c'est plutôt le cas puisque j'ai survécu au Cambodge des Khmers rouges (rires). Actuellement je travaille sur le troisième tome de ?L'année du lièvre?. J'ai hâte d'achever cette trilogie pour pouvoir réaliser d'autres projets. Des projets de fiction notamment. J'ai envie d'aborder d'autres choses au travers de la BD toujours. J'aimerais également pouvoir parler du Cambodge contemporain, de la vie actuelle, des jeunes.

Le mot de la fin : comme l'a démontré l'Histoire, et le Cambodge n'est qu'un exemple parmi d'autres, les révolutions n'aboutissent pas toujours à plus de libertés. Qu'en pensez-vous ?
Pour le Cambodge, la révolution est née d'un inconfort lié aux grandes puissances politiques qui, ayant des intérêts personnels en jeu, manipulaient la population. Cela a conduit au renversement du pays. Une fois que la révolution l'emporte, il y a toujours une phase anarchique et chaotique. Le risque est qu'une poignée de gens  récupèrent la révolution et les valeurs communes à leur profit pour en faire quelque chose d'extrême et de dur. Le printemps arabe, l'Ukraine, la question est toujours la même, savoir qui va être au pouvoir après la révolution, qui va profiter de l'élan de la révolution ? Il faut être méfiant même s'il ne faut pas perdre de vu l'espoir auquel participent les révolutions. Mais la révolution qui se fait dans le sang ne peut aboutir à davantage de libertés.

Propos recueillis par Laura LAVENNE (www.lepetitjournal.com - Espagne) mercredi 19 mars 2014
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Infos pratiques :
Rencontrez Tian à l'Alliance Française de Madrid (cuesta de Santo Domingo, 13) à 17h00 et au Siège de la Commission européenne en Espagne (Paseo de la Castellana, 46) à 19h00

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Publié le 18 mars 2014, mis à jour le 24 mars 2014
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