

Les histoires continuent à vivre avec leurs personnages et transmettent ainsi aux lecteurs la mémoire d'un autre temps. Lepetitjournal.com est parti à la rencontre d'un destin pas comme les autres. Une histoire singulière qui se raconte au rythme des vagues, du calme à la tempête, de souvenirs en souvenirs. Mario Esteves l'ancien capitaine du bateau hôpital Gil Eannes nous a généreusement livré le récit d'une vie au fil de l'eau.
Être capitaine d'un bateau hôpital : une vie en mer
Du haut de ces 87 ans Mario Esteves a bien voulu révéler au Petitjournal.com quelques histoires et anecdotes de sa vie de capitaine au long cours. Il nous attendait un dimanche matin, aux alentours de Carcavelos. Par chance un médecin ayant travaillé avec lui avait pu se joindre à nous ainsi que son fils.
Mario commence à nous raconter avec des yeux pétillant de vie les secrets d'une existence. Son expérience maritime a commencé avec des petits navires à voile sur le Taje. Puis en 1948, il s'est engagé dans la marine marchande pendant 12 ans. Ce n'est qu'en 1959 qu'il embarque sur le Gil Eannes comme Capitaine. Les expéditions en Terre Neuve durent 6 mois et pendant cette période la famille du capitaine est celle du bateau, les 6 autres mois il retourne dans auprès des siens sur la terre ferme. Mario se souvient avec précision de chaque détail et de chaque nom des marins qu'il a secouru. À croire que l'air marin maintient les souvenirs intacts.
(Photo : Elsa Loupiac)
L'histoire d'un bateau hôpital : la famille du Gil Eannes
L'histoire du Gil Eannes, est celle de l'unique bateau hôpital au monde. En réalité, le premier bateau hôpital a été construit en 1938 sous le nom de Lanek, il a fonctionné jusqu'en 1954. Il était doté de peu de commodité, on embarquait à bord des animaux vivant pour nourrir la flotte. Le Gil Eannes a ainsi vu le jour sur les quais de Viana do Castelo. Mario Esteves était à la tête d'une embarcation de grande taille, avec une mission bien spécifique : porter assistance aux pêcheurs de morue. Pendant 6 mois d'avril à octobre, naviguant entre Terre Neuve et le Groenland, oscillant entre les icebergs et les tempêtes de neige, le Gil Eannes portait secours jour et nuit aux marins risquant leur vie pour nourrir leurs familles restées sur la terre ferme.
(Photo : M.J. Sobral)
A cette époque plus de 65 personnes s'agitaient dans le Gil Eannes, un capitaine bien sûr, des officiers, des machinistes, des médecins, des infirmiers, des cuisiniers, et même un barbier. Durant ces 6 long mois, l'équipe du Gil Eannes naviguait d'un bateau à l'autre apportant vivre, courrier, et réconfort. Plus de 60 bateaux de pêche et 7000 marins était dispersés dans les eaux glaciales de la terre neuve. Vous l'aurez compris les journées du capitaine et de l'équipage étaient bien remplies. À 5 heures du matin, Mario ouvrait les yeux et pendant les 12h suivantes jusqu'à 16h30 conduisait avec fermeté et dévotion ce bateau hôpital. L'important était d'arriver à prendre des décisions sans peur et rapidement, et tenter d être loyal et juste. Quant au médecin et chirurgien, ils avaient leur propre autonomie à bord. Mario nous confie qu'une des difficultés majeures était d'effectuer des opérations chirurgicales sur le bateau. Il se souvient d'avoir dû man?uvrer derrière un iceberg au calme de la tempête pour que le bateau ne tangue pas. De temps à autre le bateau accostait dans des ports de Terre Neuve. Au fil des années des amitiés se créaient et c'était aussi quelques fois l'occasion de fêter les retrouvailles.
Les rares fois où Mario quittait le navire, il mettait en place un signal pour savoir s´il y avait un marin à secourir. Un drapeau était hissé à la cime du bateau, du port on pouvait l´apercevoir. Si celui-ci n´était plus visible, c´était le signe qu´on avait besoin de lui, et Mario devait s'empresser de retourner à bord. L'hôpital fonctionnait 24h/24 pendant 6 mois, tout l'équipage devait être prêt à sauver la vie des pêcheurs. Durant ses expéditions avec Mario comme capitaine, c'est plus de 2000 consultations qui ont été effectuées.
Un bateau porteur de nouvelles
Il y a plus de 50 ans, les pêcheurs et les marins qui partaient en mer laissaient leur famille en terre ferme. Pas de téléphone, pas d'internet, la distance et le danger faisaient parti de leur quotidien. Les pêcheurs de morue s'aventuraient sur les eaux glacées de Terre Neuve, ils quittaient les navires sur de petites barques périlleuses, et à la force de leurs bras naviguaient à la recherche de l'or blanc. Chaque jour ces pêcheurs devaient affronter des conditions de vie redoutables, vivant reclus sur un navire jour et nuit.
Mario nous a raconté sans doute l'une des plus belles histoires de l'épopée du bateau hôpital Gil Eannes. Bien plus qu'un bateau hôpital, il était un appui, un soutien, une aide vitale et psychologique. Le Gil Eannes était le porteur de bonnes et mauvaises nouvelles. Il avait la mission de livrer le courrier aux marins. Quand il partait du continent, il remplissait ses soutes de lettres avec des adresses pas comme les autres. Le nom du marin était accompagné du nom du bateau. Bien sûr, on n´ était pas sûr que le courrier soit livré en main propre et on ne maîtrisait pas la durée de l'envoie. Un autre temps où la patience et l'attente faisaient parti du quotidien des familles et des pêcheurs. Mario nous a raconté l'histoire d'une lettre qui avait une adresse mal écrite. Elle a voyagé dans plus de 4 ports et quatre villes de Lisbonne à Copenhague, en passant par Holsteinborg au Groenland. Elle a finalement été remise au Gil Eannes, qui l'a livré au pêcheur de morue dans les eaux de Terre Neuve. Mario avec sa mémoire intacte, nous a donné le nom du marin et se souvenait de chaque détail. Certaines de ces lettres n'arrivaient pas à destination et se sont perdues dans les eaux de Terre Neuve.
(Photo : Mario Esteves)
Après plus de deux heures d'échanges, il est temps de repartir, nous nous quittons avec une belle histoire à raconter. L'histoire d'une vie, l'histoire de ces destins de pêcheurs armés de courage, l'histoire d'un bateau parcourant des milliers de kilomètres pour apporter du secours et de l'amitié à des pêcheurs oubliés de tous. Ces histoires passées, vécues, et racontées sont une belle leçon de vie pour notre présent qui a quelque peu perdu la notion du temps et de la patience. Comme l'a écrit Sylvain Tesson après avoir passé 6 mois dans une cabane de Sibérie :
"Et si la liberté consistait à posséder le temps ?
Et si le bonheur revenait à disposer de solitude, d'espace et de silence - toutes choses dont manqueront les générations futures ?
Tant qu'il y aura des cabanes au fond des bois, rien ne sera tout à fait perdu." (Dans une forêt de Sibérie)
Nous concluons sur le modèle de l´aventurier des temps moderne Sylvain Tesson : tant qu'il y aura des bateaux et des hommes qui prendront la mer, rien ne sera tout a fait perdu.
Elsa Loupiac (www.lepetitjournal.com/lisbonne.html) jeudi 18 juillet 2013
(elsa.loupiac@hotmail.fr)
