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En Inde : la caste au quotidien

Encore aujourd’hui, la caste est un sujet épineux en Inde. Nous, étrangers, n'en mesurons souvent pas l'importance, parce que nous ne sommes pas concernés, parce que nous ne parlons pas les langues locales, et surtout parce qu'aujourd'hui les signes de discrimination liés aux castes sont plus subtils qu'avant. Car désormais, cette discrimination prend des formes plus sournoises - du moins dans les grandes villes, où nous vivons pour la plupart. Si aujourd’hui les tensions de caste dégénèrent rarement en violence, l’omniprésence de ces pratiques restent indéniables.

indiensindiens
Écrit par Liliam Boti Llanes
Publié le 6 septembre 2024, mis à jour le 16 septembre 2024

J'ai récemment fini un livre très intéressant, Tout le monde ment … (et vous aussi) de l’auteur américain Seth Stephens-Davidowitz. Dans son livre, l’auteur applique ces connaissances des data sciences pour proposer un nouveau regard sur la société contemporaine. Comme il le dit : les gens mentent constamment. Ils mentent à leurs amis, à leur famille, à leurs collègues, leurs patrons… mais surtout, nous nous mentons principalement à nous-mêmes parce que nous voulons bien paraître dans la société. 

Ainsi en Inde, interrogés sur le mariage entre personnes des castes différentes, plus de la moitié des indiens s’y déclarent favorables. En pratique, ce que montrent les dernières enquêtes nationales sur la santé familiale, c'est que 97% des mariages arrangés sont dans la même caste. Etant donné que 95% des Indiens ont eu un mariage arrangé, on peut dire sans prendre la peine de calculer qu’une infime minorité d’Indiens sont mariés en dehors de leur caste. D'ailleurs, seuls 10% des Indiens disent connaitre quelqu'un ayant contracté un mariage inter-caste.

Le dernier recensement en Inde date de 2011. Le prochain, maintes fois retardé, sera probablement réalisé dans les deux prochaines années, mais on ne s'attend pas à beaucoup de changement concernant les chiffres du mariage inter-caste. 

 

Est-il possible de changer de caste ?

À quelle caste un individu appartient-il ? Est-il possible d’en changer ? La réponse est simple : vous appartenez à la caste dans laquelle vous êtes né et cela ne peut pas être changé.

En 2018, la Cour Suprême de l'Inde, dans l’affaire Sunita Singh contre l'État de l'Uttar Pradesh et autres (appel civil n° 487/ 2018), relative à la délivrance d'un certificat de caste dans le but d'avoir droit à un emploi gouvernemental dans la catégorie des postes réservés aux castes défavorisés, a déterminé qu’une femme qui épouse un homme appartenant à une caste répertoriée ne peut pas être considérée comme membre de cette caste. La Cour Suprême, dans son jugement, a estimé que “la caste est déterminée par la naissance et qu'elle ne peut donc pas être modifiée par le mariage”. La caste est donc permanente et immuable.

 

Jeune enfant indien
Pexel CC

En ce qui concerne le petit nombre d’enfants nés de mariages inter-castes, ils étaient jusqu’à présent considérés comme appartenant à la caste du père. Dans le Tamil Nadu, ils ont désormais le droit de choisir la caste de l’un ou l’autre de leurs parents. Mais une fois ce choix fait, plus aucun changement n’est possible.
 

Les discriminations au quotidien

Avril est le mois de l’histoire des Dalits, autrefois connus comme des “intouchables”. Et en avril 2023, je suis allée visiter une excellente exposition éphémère sur l'art dalit, qui se déroulait dans un bâtiment historique de Chennai. Une exposition très bien pensée et approfondie, qui n'a malheureusement duré que 5 jours. Mais pour moi, elle s’est avérée un excellent point de départ pour comprendre ces signes qui, en tant qu’étrangère, m’échappent pour la plupart. À travers le prisme de l’art, il est plus facile de saisir les subtilités de la discrimination au quotidien. 

Et c’est sur ces subtilités, qu'on ne voit pas au premier au regard, que porte cet article.

 

La nourriture et la préparation des repas

Dans le cadre de cette exposition, il y avait une petite cuisine et nous étions tous invités à partager un repas ensemble. Cela semble sans importance, voire un peu trivial, mais le repas est crucial dans le système des castes, car il témoigne de la relation entre la nourriture et les identités sociales.

Historiquement, seules les castes supérieures sont végétariennes. Un signe très clair d'appartenance à une caste particulière est donc ce que l’on mange. Mais les rituels autour de la préparation des aliments font aussi la différence : il est donc également très important de savoir qui prépare la nourriture.

Depuis que j’habite en Inde, j'ai appris quelque chose qu’il est difficile de comprendre en ne vivant pas sur place : la différence entre le propre et le sale, le pur et l’impur lorsque ces notions sont associées aux êtres humains. Vous pouvez être très pur dans les endroits les plus sales, et vous pouvez être impur dans un endroit immaculé. C’est pourquoi beaucoup vont se purifier dans le fleuve du Gange, qui n’est pas l’endroit le plus propre, mais qui est un lieu sacré et pur.

 

Cuisine indienne
Pexel CC


Dans la même ligne de pensée, pour un hindou traditionnel, savoir qui prépare la nourriture est une question très importante, peut-être autant que ce qu’on a dans son assiette. Il est primordial que la nourriture soit préparée par une personne pure, quel que soit son degré de propreté. Ainsi, s’il est considéré comme acceptable par toutes les castes de manger des aliments cuisinés par un Brahmine, il n’en va pas de même dans l’autre sens. Puisqu’ils sont classés au plus haut rang sur l’échelle de pureté rituelle, les Brahmines ont davantage de tabous alimentaires que les castes inférieures et ne peuvent pas manger de la nourriture préparée par n’importe qui.

Ainsi, deux sources importantes de discrimination sont liées à l’alimentation. Qui prépare la nourriture et quel type de nourriture on mange.

 

Comment cela se traduit-il au quotidien dans la société ?

Pourquoi la différence entre végétariens et non-végétariens est-elle si importante ? En 2018, les étudiants d’un institut indien d'ingénierie public de renommée mondiale, le très prestigieux IIT Madras, a installé dans la cantine des affiches indiquant une entrée, et des lavabos, séparés pour les étudiants végétariens et non végétariens. 
 

Accéder à l'éducation supérieure publique en Inde


Les critiques ont fusé : les affiches ont été retirées et une seule entrée, commune à tous les étudiants, a été clairement rétablie. Les restrictions sur l’utilisation des lavabos en dehors de la cantine ont également été immédiatement supprimées.

On aurait pu penser qu'un sujet aussi délicat aurait pu être traité de manière claire dans tous les instituts indiens de technologie du pays. Mais, étonnamment, en 2023, dans l’encore plus prestigieux IIT Bombay, le même problème a surgi lorsque certains étudiants ont désigné une zone de la cantine réservée aux végétariens. Ils interdisaient ainsi à certains l’accès à un lieu, alors même que tous les étudiants du système IIT vivent sur le campus partagent quotidiennement les mêmes espaces.

Il a fallu un message sévère du secrétaire général du système des internats pour « rappeler » aux étudiants que de tels comportements sont inacceptables et qu’ils vont à l’encontre des valeurs de respect mutuel et de tolérance attendues de la communauté étudiante.

Ainsi, même dans les principaux établissements d'enseignement public universitaire du pays, les étudiants pensent encore qu'ils ont le droit d'être séparés en fonction de la nourriture qu'ils consomment, et donc de la caste à laquelle ils appartiennent. Il semble que le problème soit très répandu et loin d'être résolu !

 

Qui prépare la nourriture ? Une question sujète aux litiges...

Si dans les grandes villes, il est difficile de savoir qui prépare les repas dans les lieux publics, la réponse est souvent évidente dans les villages et les petites villes. Le problème se retrouve ainsi dans tout le pays puisque plus de la moitié des Indiens vivent en zone rurale.

En 2021, une femme appartenant à une caste répertoriée a été nommée cuisinière pour les repas de midi dans une école secondaire publique de l'Uttarakhand. Si le premier jour, les étudiants de castes supérieures ont participé au repas de midi sans problème, dès le lendemain, ils ont commencé à boycotter les repas et ne plus se rendre à la cantine.
 

Etudiantes faisant la queue à la cantine
Pexel CC


Dans le Tamil Nadu, à l’autre bout du pays, et à une date encore plus récente, en 2023, des écoliers ont refusé de prendre leur petit-déjeuner, préparé par un cuisinier dalit. Le responsable “Éducation” s’est rendu sur place. Il a averti les parents que si le problème persistait, ils seraient soumis à des poursuites judiciaires conformément à la Loi de 1989 sur la prévention des atrocités contre les castes et les tribus répertoriées

Le problème semble donc bien ancré puisqu’il se manifeste encore dès l’enseignement primaire et secondaire. 

 

Zomato et le mythe de l'Inde végétarienne

C’est une idée persistante : l’Inde serait un pays végétarien. C’est faux. Seulement 20 à 30 % de la population est végétarienne. Les végétariens constituent une minorité ; mais une minorité culturelle et politiquement influente.

Et Zomato, le leader du marché de la livraison de nourriture dans le pays, a décidé en 2024 de scinder la flotte de distribution des commandes d’alimentation et d'introduire un nouveau service : désormais, la nourriture végétarienne serait livrée dans des cartons verts, par des livreurs habillés de la même couleur. Les livreurs transportant des aliments non végétariens étaient censés être habillés de rouge.

L’idée a été mise en pratique juste assez longtemps pour que le PDG se rende compte de son erreur, fasse marche arrière et annonce que tout le personnel resterait habillé de la même couleur. 

Encore une fois, la nourriture s’est retrouvée au centre de la lutte pour l’égalité et contre la discrimination par caste. 

 

Les castes au sein des établissements pénitentiaires

En 2024, le ministre de la Justice du Tamil Nadu, s’appuyant sur le India Justice Report 2022, a fièrement annoncé que les prisons d'État du Tamil Nadu se classaient au premier rang du pays en termes de fonctionnement et de réinsertion des prisonniers.

Les prisons ont accompli un travail remarquable pour améliorer la vie des prisonniers grâce à des programmes innovants. Désormais, plus d’une centaine de prisons sont reliées aux tribunaux et les affaires peuvent être suivies par vidéoconférence. C’est un exploit. Mais qu’en est-il de la ségrégation des prisonniers suivant leur caste ? Un problème moins moderne, mais plus pressant… et à cet égard, les choses ne vont pas aussi bien.
 

Impression lors de visites dans la prison de Puzhal, à Chennai


Les prisons indiennes sont toujours régies par le Prison Act de 1894, une loi datant de l'époque de l’Empire britannique, et par les “manuels pénitentiaires”. La loi sur les prisons et les manuels couvrent de nombreux sujets comme le traitement des détenus, les responsabilités des autorités pénitentiaires et le fonctionnement général des prisons. Et comme c'est la loi en vigueur, certaines pratiques très dépassées restent applicables, malgré l'article 14 de la Constitution interdisant toute forme de discrimination.

En 2016, le gouvernement national a transmis un modèle de manuel pénitentiaire à tous les États et territoires du pays pour adoption et mise en œuvre. Mais à ce jour, en 2024, seuls 18 États, ainsi que les territoires de l'Union, ont confirmé sa mise en compte. De ce fait, la situation diffère dans chaque État. Le problème aujourd’hui est si pressant que le ministère de l'Intérieur de l'Union a dû rappeler cette année à plusieurs États qu'il était temps de mettre à jour leurs manuels pénitentiaires,et leurs pratiques.

En l’état actuel des choses, dans plusieurs États, l’attribution d’un travail aux prisonniers, et même leur logement au sein des établissements pénitentiaires, dépend de la caste de chacun. De la cuisine au ménage, du balayage à la répartition de la nourriture, tout se fait toujours suivant les limites fixées par le système de caste. 

Cuisiner et transporter la nourriture est la tâche des Savarna hindoue.  Le nettoyage, y compris le celui, manuel, des égouts (une pratique interdite dans le pays) est toujours celle de ceux qui sont au plus bas de la hiérarchie hindoue.

Les manuels pénitentiaires, même obsolètes, étant toujours valides, les règles fondées sur les castes restent légalement acceptables dans les prisons, bien qu'elles soient contraires à la loi sur la protection des droits civils de 1955 et à la loi sur la prévention des atrocités de 1989, et à la Constitution.


 

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