Le photographe hongkongais Leong Ka Tai publie dans Curtain Call, un superbe reportage en photo noir et blanc sur le vieux complexe colonial de la Central police Station juste au lendemain de sa fermeture définitive en 2006.
Ce complexe que le photographe appelle le "triangle des forces d’application de la loi" rassemblait en effet dans une même enceinte les locaux de la police judiciaire, le palais de justice, une caserne de police, et un centre pénitencier, la prison Victoria dont la construction commença au 19ème siècle. Un endroit unique au cœur de la cité de Hong Kong où les contrevenants étaient arrêtés, jugés, condamnés et emprisonnés.
Sans doute n’est-il pas étonnant que l’une des premières activités des britanniques après leur occupation de Hong Kong en 1841 fut de bâtir une prison, car Hong Kong devint vite un nid pour les pirates, les malfaiteurs, les marchands de drogue et les contrebandiers en tous genres. Quand William Caine, capitaine de l’armée britannique devint le premier magistrat le 30 avril 1841, il fit construire un premier abri temporaire au coin de Old Bailey Street et Stanton Street et vu l’augmentation des criminels (482 détenus en 1843), une première prison en brique et granit en 1862. Le commissariat de police fut achevé en 1864 à coté et beaucoup plus tard en 1914, le tribunal.
Ce complexe allait servir la colonie pendant plus d’un siècle. La modernité prit ensuite le pas et le tribunal ferma en 1976, la Central Police Station en 2004 et la prison Victoria, la dernière à fermer ses portes, en 2006. Le complexe fut ensuite rénové et restauré pour être transformé avec un ajout de deux bâtiments en un centre patrimonial, artistique et commercial qui a ouvert très récemment ses portes (juin 2018) sous le nom de Tai Kwun Centre of Heritage & Arts.
Le photographe a su saisir la sombre ambiance des bâtiments
Classé monument historique, c’est cet ancien et précieux ensemble préservé du patrimoine historique de Hong Kong qui remonte au début de la colonie britannique que le photographe Leong Ka Tai a voulu sauver pour la postérité.
Il raconte que son travail ne fut pas chose facile, car il a tenu pour plus de véracité à utiliser la lumière naturelle. Celle-ci est rare, le bâtiment étant entouré d’un ensemble de hauts bâtiments lui bloquant le soleil ou ne lui renvoyant qu’une lumière réverbérée par leurs murs de verre. Il a donc passé à la fin de 2006 plusieurs jours à traquer les rayons de lumière dans les escaliers et bâtiments et de les chronométrer à la minute près afin de ne pas manquer ses rendez-vous, certains ne lui laissant que quelques minutes avant de placer son appareil: une chambre photographique demandant un long temps de pause et un certain temps de préparation.
Leong, au fil de ses photos où n’apparait aucun être vivant, a su cependant recréer l’ambiance de ces bâtiments au cœur desquels il nous plonge, piégeant la lumière dans son objectif, là où elle apparait timidement à certains endroits selon la course du soleil. Elle souligne par les ombres reportées la délicatesse des architectures, les voutes, les colonnes, les arrondis de fenêtres, les ferronneries des rampes d’escalier, les lacis de fenêtres, des détails comme les ombres des feuillages des quelques rares arbres dansant sur les murs, qui allègent la sombre atmosphère de l’endroit, les fils barbelés autour des piliers ou des arbres, protégeant les passages étroits entre les bâtiments.
Le photographe suscite notre imagination car il s’attache aux détails abandonnés après la fermeture du lieu comme ces petites statues ou autels du dieu du sol ou l’encens est resté planté dans la cendre, la statue de Guangong, le patron des policiers auquel ils rendaient un culte quotidien et qui veille maintenant solitaire au-dessus d’une salle vide.
Dans la prison, les photos racontent avec distance la vie des prisonniers, la salle où l’on prenait les empreintes de doigts, les cuisines ou les woks sont restés sur des fourneaux éteints, la salle d’attente pour le médecin ,le lieu où les femmes réfugiées pouvaient garder près d’elle leur enfant né dans la prison, un petit endroit dédié à la prière, les lits, les cellules, les graffitis des prisonniers, comme celle où un réfugié vietnamien, sans doute catholique, a dessiné un grand christ avec sa couronne d’épines à demi effacé sur tout un mur.
Et nous rappelant que c’était aussi pour certains un monde de non-retour, la salle de la morgue ou l’on apprêtait les corps sur un lit froid de béton. Cette prison dans sa longue histoire détint quelques prisonniers notoires comme Song Man Chor, un pseudonyme qui cachait le futur révolutionnaire vietnamien Ho Chi Min arrêté en 1930 et extradé ensuite après un procès retentissant aux autorités françaises du Vietnam ainsi que le grand poète chinois symboliste et traducteur de Baudelaire Dai Wangshu, arrêté et détenu pendant l’occupation japonaise qui écrivit là un fameux poème.
De nombreux témoignages relatent la vie quotidienne parmi les policiers, gardiens et détenus
L’ouvrage, témoignage photographique, ne prétend pas être un livre d’histoire, en dehors d’un tableau chronologique allant de 1840 à 2006 et couvrant ses principaux évènements et les phases de sa construction. Mieux que cela, le photographe a fait une longue recherche auprès de témoins, policiers ou gardiens de prison qui y ont travaillé, anciens détenus, rassemblant détails vécus, histoires et de rumeurs sur le lieu et par de petites légendes qui accompagnent les photos nous le fait revivre de manière vivante détaillant la vie quotidienne de ses habitants ou détenus n’oubliant pas quelques histoires de fantômes qui hantaient certaines pièces et quelques rumeurs comme celles de la rare floraison du manguier centenaire de la cour qui serait un signe de mauvais augure, annonçant une catastrophe imminente, comme en 1967, selon un policier témoin, les émeutes qui secouèrent Hong Kong.
On y suit les allers et venues des policiers, des gardiens et des détenus par de petits détails racontés très souvent significatifs de leurs états d’esprit, superstitions ou croyances. Ainsi les prisonniers libérés quittaient-ils en fin de peine la prison par une porte jaune pour se diriger vers une porte bleue qui donnait sur Old Bailey Street et qui existe toujours, celle de la liberté. Ils ne devaient sur le chemin, surtout ne jamais se retourner vers la prison, sous peine de défier le sort et d’y revenir…
Leong Ka Tai est l’un des photographes les plus éminents de Hong Kong, il commença à étudier la photo dans l’atelier d’un photographe parisien au début des années 70 et a par la suite travailla pour de grands magazines internationaux tels que Géo, Times ou National Geographic. Il a pendant des décennies promené sa caméra d’Asie en Europe et Amérique latine et a réalisé de nombreux projets personnels comme celui-ci pour lequel il a passé 5 à 6 semaines en novembre et décembre 2006 à photographier ce complexe historique afin d’en laisser une trace dans l’histoire et surtout d’en faire ressortir l’atmosphère dans l’ombre de ses murs comme si la vie passée filtrait encore à travers ses pierres. Il nous laisse un bel ouvrage avec des photos d’une grande qualité.
Curtain Call. The Central Police Station Compound - Leong Ka Tai, texte bilingue anglais chinois - 94 pages, Oxford University Press, en librairie
Photos courtesy: Leong Ka Tai