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Immunité pour l'humanité

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Marie Bardet, accompagnée d'un ami, a effectué un périple de 2000km à moto du sud au nord Vietnam. Ici à Kontum, Phuot Homestay en compagnie des propriétaires.
Écrit par Lepetitjournal Ho Chi Minh Ville
Publié le 2 avril 2020, mis à jour le 3 avril 2020

Marie Bardet, romancière et lectrice de notre édition d'Ho Chi Minh Ville, a voulu partager avec les lecteurs une jolie "lettre ouverte à ses anticorps", elle qui a malheureusement contracté le COVID-19 en France, à son retour du Vietnam qu'elle a sillonné à moto. Clouée au lit, le contexte actuel et sa situation de santé l'ont plongée dans un profond état de réflexions, la poussant à invoquer l'immunité pour elle, pour l'humanité. 

 

Lettre ouverte à mes anticorps  

Chère immunité, je m’adresse à toi depuis l’horizontalité d’un lit, d’un canapé et d’une chaise-longue, dans cet ordre. J’observe la consigne, je suis les ordres et m’exerce au repos. Tu le constateras ; pas une ligne depuis trois jours. Trop occupée, te dis-je, à n’opposer aucun obstacle, aucune réserve, rien qui puisse irriter ou ralentir le processus à l’œuvre. Je n’ai d’autre horizon passés le lit, le canapé et la chaise-longue, que l’après. Je méprise les assauts de cette charge virale qui a passé la barrière de mon derme comme on joue à saute-mouton. Si j’en reporte les mouvements sur mon carnet, un modèle à couverture souple, en papier recyclé, la tranche des pages teintée de mauve, c’est par réflexe, manie, habitude. Un mois durant, j’ai serré contre moi ce carnet, celui-là et aucun autre, idéal par son format, sa légèreté, choisi tout exprès pour ce grand voyage projeté il y a longtemps, un temps qu’il m’est impossible de dater avec certitude à présent que ses ressorts profonds m’ont été révélés. Ce grand voyage, contre toute évidence, était encore un moyen de contourner, de fuir, la vérité inscrite au fond de mes cellules. Il était inscrit que je ne trouverais pas le repos avant d’avoir invoqué l’âme de l’absent sur la terre même de ses ancêtres. 

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© Marie Bardet - Sur la rive du Dak Bla.

Chère immunité, sache qu’en février, sur la cordillière annamitique, la nuit tombe un peu avant six heures. Alors que la montagne commence d’étendre ses ombres longues sur la vallée, le fleuve Dak Bla se change en or liquide, les feuillages bruissent du haut des troncs souples. Le talus aussitôt s’emplit de cris, de rires joyeux. On pourchasse les enfants pour les convaincre d’accepter le savon. C’est l’heure du bain, et comme ailleurs dans le monde, à cela près que l’eau courante n’existe pas dans ce village dont la rivière tente de pallier l’absence, les tous petits repoussent avec force la mousse qui pique les yeux. Un court instant, j’ai été distraite par le vol d’un papillon et A-Mok, dont les yeux tombèrent sur mon carnet, fit remarquer que mon écriture ondulait comme un serpent. Il a dit snake, en insistant sur la diphtongue. Pourtant il connaît le français, une langue qu’il tient des prêtres catholiques très implantés dans les villages ethniques des Hauts Plateaux du Vietnam, comme ce village Banhar dont A-Mok est le guérisseur. « Snake » a sifflé près de mon oreille et j’ai vu mon écriture se prendre dans des anneaux. J’en ai eu le souffle coupé. J’ai secoué la tête pour chasser de mon esprit cette vision, sans y parvenir. 

 

Chère immunité, d’étape en étape, fourré dans la besace passée en travers de mon corps, le fond souple reposant à l’arrière de la moto sur une grille soudée au cadre, mon carnet a été le dépôt de précipités magiques, fugaces comme l’envol d’un papillon. Il n’était pas destiné à recueillir à mon retour de voyage ces annotations lapidaires, relevés de températures et autre grammaire syntagmatique qui prouve que le virus à couronne n’est pas une donnée abstraite, qu’il a un corps, le mien parmi des millions d’autres. Alors que le décompte des morts frappe jour après jour notre immobilité emplie de stupeur, je pense à Aïcha, caissière chez Carrefour, que le docteur chinois Li Wenliang n’a pas pu sauver; il est mort d’avoir lancé l’alerte. Je pense au médecin urgentiste Jean-Jacques Razafindranazy qui n’a pas pu être inhumé à Madagascar, son île natale, selon le rite funéraire de ses ancêtres ; le virus à couronne n’ôte pas seulement la vie, il escamote nos défunts dans des morgues improvisées, voués à l’anonymat d’un suaire en plastique. Je pense que je préfère ne pas penser au moment où la vague arrivera à la frontière syro-turque, où elle arrivera sur l’ île de Lesbos, où elle arrivera à Gaza sur des populations détenues dans des prisons à ciel ouvert et dénuées de toute protection. Je pense que je préfère arrêter de penser. 

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© Marie Bardet - Konk'tu

 

Je t’invoque, chère immunité, comme A-Mok invoque l’esprit de l’arbre quand bien même il reçoit la communion à l’église en bois du village des mains des hommes en soutane. Je t’invoque comme j’ai invoqué l’âme d’un absent sur le bord de la rivière Dak Bla dans les ors du couchant jusqu’à ressusciter son fantôme. J’ai compris seulement alors la puissance du lien qui continuait de m’attacher à lui et le besoin vital d’écrire ce livre dicté par un très ancien et impérissable amour ; ce livre et ce voyage  ne font qu’un. Cette supplique s’adresse à toi, immunité, parce que toi seule peut faire que le cauchemar cesse. Fais ton œuvre, massivement et vite. Mon air d’abandon ne doit pas te leurrer. Si je renonce pour quelque jours à entreprendre mieux qu’un lit, un canapé ou une chaise-longue, c’est pour confier à mes cellules la tâche de fabriquer des anticorps et qu’ils déploient leur ligne de défense. Immunisée, je ne serai plus un danger pour les autres, je ne le serai plus pour moi-même. Je pourrai de nouveau en découdre. Je pourrai ne pas me retenir de hurler en couvrant ma bouche d’un bâillon. Je ne serai plus tenue d’étouffer ma rage dans le creux de mon coude. Je n’aurai plus à me laver les mains des mains de mes contemporains. Je pourrai les toucher, les serrer, les étreindre. 

 

Narbonne, le 29 mars 2020

 

Marie Bardet est l’auteure d’un premier roman remarqué (« A la droite du père »,  éditions Emmanuelle Collas, sélection de printemps du Renaudot 2018 et finaliste du prix Senghor) et contribue à la revue Apulée (éditions Zulma). Elle a effectué un parcours de 2000km à moto du sud au nord du Vietnam par les montagnes centrales en février 2020. Elle a ressenti les premiers symptômes de l’affection au Covid-19 le 21 mars, affection contractée en France. Son prochain roman, « Babylift », dont le titre fait référence à l’opération d’évacuation d’orphelins mise en place à la fin de la guerre américaine du Vietnam, est à paraître chez le même éditeur.

 

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