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50 ans après la guerre, la lutte des victimes de l’agent orange continue au Vietnam

Il y a 50 ans, le 30 avril 1975, le Front national de libération entrait à Saïgon, scellant la réunification du pays. Cette guerre contre les Américains aura duré près de deux décennies, au cours desquelles plusieurs millions de civils et de soldats ont été exposés à un agent chimique dévastateur. Lors de sa production bâclée par les entreprises agrochimiques, l'agent orange a laissé dans ses barils un poison, la dioxine, dont les effets continuent aujourd'hui encore de ravager des générations entières.

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Une des salles de classe du Vietnam Friendship Village, centre d’aide aux victimes de l’agent orange. En 2025, 120 enfants et jeunes adultes y suivent des cours adaptés à leurs besoins. Crédit Guillaume Marchal.
Écrit par Guillaume Marchal
Publié le 30 avril 2025, mis à jour le 3 mai 2025

 

Nos jeunes souffrent de malformations, de troubles moteurs, et parfois de lourds troubles psychiques 

 

Le 30 avril 1975, la chute de Saïgon aux mains des forces communistes marque la fin de la guerre du Vietnam. Pourtant, au Vietnam Friendship Village, la lutte pour une vie plus digne se poursuit. Ce centre de réhabilitation accueille les victimes du conflit. Aujourd’hui encore, l’agent orange continue d’affecter la vie de millions de personnes. Les enfants et petits-enfants des personnes exposées à ce défoliant utilisé pendant la guerre naissent avec de graves handicaps physiques, moteurs et mentaux. Ils héritent des séquelles d’une contamination survenue il y a plus d’un demi-siècle.

Chaque année, plus d’une centaine de jeunes et près de 500 anciens combattants bénéficient des programmes d’aide médicale gratuite mis en place par l’organisation humanitaire. Ce sont les ravages d’une « guerre sale » qui les rassemblent, autour de cette table de ping-pong, dans l’une des salles d’activité du village. Deux adolescents échangent péniblement quelques balles sous le regard bienveillant d’un vétéran.


Ici, les premières victimes du conflit côtoient les nouvelles générations : toutes sont marquées par les mêmes maux. « Après trois générations, l’agent orange continue d’affecter les descendants des personnes exposées. Nos jeunes souffrent de malformations, de troubles moteurs, et parfois de lourds troubles psychiques », explique madame Thảo, médecin au sein du centre Vietnam Friendship Village. Au Vietnam il existe une vingtaine de centres de prise en charge des victimes de l’agent orange, répartis dans tout le pays.

 

Agent orange : l’ombre de la guerre - chapitre 1

 

Sous pression militaire, les fabricants de ce pesticide ont bâclé leur production, laissant dans leurs barils un résidu hautement toxique : la dioxine (TCDD). L’agent orange a été pulvérisé sur les jungles, les lacs et les forêts vietnamiennes pour priver les combattants du Viet Cong de leur couverture végétale et mettre à mal l’agriculture locale. Des millions de soldats, y compris ceux engagés aux côtés des Américains, ont été exposés aux effets dévastateurs de la dioxine.

 

le fœtus et le nouveau-né sont particulièrement sensibles aux effets de la dioxine

 

Accumulée dans les organismes, la dioxine a provoqué des mutations génétiques transmissibles, léguant aux générations suivantes des séquelles physiques et psychologiques durables. Selon une étude publiée en 2016 et mise à jour en 2023 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « le fœtus et le nouveau-né sont particulièrement sensibles aux effets de la dioxine. À long terme, les dioxines sont associées à des cancers, des perturbations hormonales, des troubles du développement du système nerveux ainsi qu’à des atteintes du système immunitaire et reproducteur. »

 

Des enfants marquées à vie

 

 

vietnam 50 ans
Hoàng, dont le nom a été modifié, explique être arrivé au centre il y a cinq ans et s’y être fait des amis pour la vie. Aujourd’hui, les élèves y apprennent l’informatique. Crédit Guillaume Marchal.

 


Pour ces jeunes du centre, la moindre tâche du quotidien peut devenir un calvaire. « Avant de rejoindre nos programmes, une grande partie de ces enfants étaient déscolarisés, leurs parents n’ayant pas les moyens de les inscrire dans des classes spécialisées », explique Thảo. Malgré les sourires que renvoient avec gentillesse et innocence certains enfants, la souffrance est partout. L’un des jeunes porte un casque pour se protéger des coups qu’il s’inflige en frappant sa tête contre les tables de classe lors de crises de démence. « Je m’occupe de la classe avec les cas les plus difficiles. Certains élèves n’arrivent pas à parler, d’autres souffrent d’hyperactivité », poursuit-elle.

Dans les couloirs du centre, une jeune femme répète des mots en vietnamien en regardant dans le vide. « Plus de cinquante agents, dont dix professeurs, coordonnent onze classes, toutes adaptées aux besoins de nos étudiants. En plus des cours de base, les jeunes adultes participent à des activités d’insertion professionnelle, avec une formation en informatique, broderie, couture, tissage et art floral », poursuit Thảo. Les activités du centre sont proposées gratuitement, financées par les dons de bénévoles et l’aide internationale. « Chaque classe possède son propre jardin potager où les enfants apprennent à préparer la terre, cultiver des légumes, arroser, enlever les mauvaises herbes… Cela leur permet de développer leur autonomie et de mieux s'intégrer à la vie communautaire future », développe le médecin.

 

"Mon rêve est de devenir athlète."

 

Giao Hồng Phúc est né en 2006 avec un retard mental, ses grands-parents ayant été exposés à l’agent orange pendant la guerre. Aujourd’hui, il suit des cours d’informatique. « J’ai intégré le centre il y a cinq ans. Je suis très heureux ici. J’aimerais continuer mes efforts, mon rêve est de devenir athlète », explique-t-il d’un ton doux.

Les vétérans bénéficient également d’un programme de soins thérapeutiques, de médecine traditionnelle et de sorties culturelles, notamment au mausolée de Hô Chi Minh. Le Village envoie des circulaires aux associations d'anciens combattants des provinces du Nord Vietnam pour identifier des possibles bénéficiaires.


Installés sous le porche de l’une des bâtisses du centre, les vieillards échangent leurs souvenirs de la guerre. L’ambiance est détendue, autour d’une partie d’échec, les verres de Tra Da [thé vietnamien] se vident doucement. Pourtant, derrière ce calme apparent, ces rescapés sont marqués par les terribles images de 20 ans de conflit.

 

 

 

Les maux « silencieux »

 

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« Aujourd’hui, nous sommes bien encadrés par le Parti et l’État. Nous bénéficions de soins et de régimes spécifiques, même si des améliorations restent possibles dans les politiques sociales. » Crédit Guillaume Marchal

 

Selon le Département américain des anciens combattants, environ 80 millions de litres d'agent orange ont été déversés par l'armée américaine sur le Vietnam entre 1961 et 1971. À l’époque, Đào Đức Trường avait 20 ans lorsqu’il combattait au sein de la compagnie C2, régiment 3019. Envoyé au front sur les Hauts Plateaux du Centre Vietnam, il estime avoir combattu au nom d'une « guerre juste, alors que celle des Américains était une guerre d’agression ».

Sur les routes, il se souvient : « Les bombardements étaient intenses, mais nous avons continué à avancer, fidèles à l'esprit des soldats de l'Oncle Hô. » Comme beaucoup d’autres combattants, l’agent orange et ses effets néfastes lui étaient totalement inconnus. Alors qu’il combattait au milieu du maquis, Đào Đức Trường leva les yeux au ciel. Il aperçut un liquide blanchâtre se déposer sur la canopée qui les abritait du feu américain. « Je n’aurais jamais pu imaginer que ce poison aurait un effet sur les enfants de mes enfants, et sur leurs descendants », déplore-t-il, le visage fermé.

Envoyé sur le champ de bataille le long de la frontière avec le Laos, Vũ Quốc Hội se souvient : « Depuis notre tranchée, on a vu un avion émettre trois traînées blanches dans son sillage. On ne comprenait pas ce que c’était. Ça ne faisait pas d’explosion. Plus d’un an après, nous avons appris que c’étaient des produits chimiques. »

 

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Des avions américains lâchent des défoliants chimiques sur les forêts vietnamiennes. La pulvérisation de l’agent orange est aujourd’hui considérée comme un écocide. Crédit The Vietnam Center & Sam Johnson Vietnam Archive.

 

Vũ Quốc Hội se rappelle aussi l’impact de l’agent orange sur l’environnement : « Après quelques jours, la végétation a commencé à se faner, à sécher, à mourir. Les feuilles tombaient parfois en quelques heures. » D'après une étude publiée dans Environmental Science & Technology, environ 3,1 millions d'hectares de forêts tropicales et de mangroves ont été détruits par l'agent orange au Vietnam entre 1961 et 1971. Le pays continue encore aujourd’hui de décontaminer certaines zones, ainsi que des nappes phréatiques et des forêts.

 

"L’agent orange ne laisse pas toujours de signes visibles."

 

Avec effort, Vũ Quốc Hội se lève, écarte sa chemise, et laisse apparaître une brûlure rougeâtre, toujours vivace. L’octogénaire explique qu’il souffre de diverses maladies dues à l’exposition à la dioxine. L’ancien soldat est atteint d’une déformation de la colonne vertébrale, sa vue a chuté à 2/10, et il souffre de graves problèmes de peau.


« L’agent orange ne laisse pas toujours de signes visibles. Parfois, c’est silencieux. Quand il fait humide, mes douleurs deviennent insupportables. Mais je ne peux rien y faire. La seule chance que j’ai eue, c’est que mes petits-fils et mes arrière-petits-enfants n’ont pas été atteints par l’agent orange », souffle-t-il. Ces histoires du conflit, Trần Tố Nga, militante des droits des victimes de l’agent orange, ne les connaît que trop bien.

 

 

 

« Le vrai criminel, c’est l’agent orange »

Trần Tố Nga a un parcours de vie hors-norme. Née en 1942 dans la province de Sóc Trăng, au sud du Vietnam, elle est envoyée étudier à Hanoï par sa mère, qui craint d’être arrêtée après la défaite française de Điện Biên Phủ. Elle vit dix ans dans le Vietnam démocratique, où elle obtient en 1965 un diplôme en chimie. Déterminée à retrouver sa famille restée dans le Sud, elle rejoint le Front national de libération et brave la jungle, la faim et la soif pendant quatre mois sur la piste Hồ Chí Minh. Envoyée travailler clandestinement à Saïgon, elle est finalement arrêtée par les autorités sud-vietnamiennes, qui surveillaient de près son activité de journaliste en pleine guerre contre les Américains.

« Il était presque inévitable que je sois arrêtée. J’ai été emprisonnée alors que j’étais enceinte de quatre mois de ma fille. En détention, on m’a torturée. Ils voulaient que je révèle les secrets que je portais. J’ai traversé toutes les dimensions de la guerre », confie-t-elle depuis sa maison à Hô Chi Minh-Ville. La modeste demeure est située dans l’une des ruelles sinueuses et bruyantes du centre-ville, à deux pas des rails de l’iconique train bleu et blanc vietnamien, symbole de la réunification du pays.

À l’époque, en tant que reporter, elle rédigeait des dépêches sur les zones touchées par les épandages d’agent orange. « J’expliquais que telle région avait été arrosée, que tant d’hectares de forêts avaient été détruits… Mais on ne parlait pas des humains. Même lorsque j’ai moi-même été exposée, que je toussais, que je m’étouffais, on oubliait. On ne pensait pas aux conséquences humaines. Je suis chimiste de formation, je n’imaginais pas l’impact sur les corps, sur mon propre corps », raconte Trần Tố Nga.

 

"Nos Corps Empoisonnés" en représentation à Hanoï

 

Contaminée par la dioxine, elle donne naissance à sa première fille dans le maquis. Việt Hải naît en 1968 avec une grave malformation cardiaque. Un an et cinq mois plus tard, elle décède des suites de complications, laissant Trần Tố Nga dans la douleur et la culpabilité. Ce n’est qu’en 2008 qu’elle réalise que l’agent orange pourrait être à l’origine de la mort de sa première fille. « Je n’avais jamais réalisé que le véritable criminel, c’était ce défoliant. Pour de nombreuses familles, c’est la même chose. L’idée que l’agent orange tue, ce n’est pas quelque chose qu’on intègre tout de suite », explique-t-elle.

 

Le « dernier combat » de Tran To Nga

 

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Trần Tố Nga depuis sa maison à Saïgon. « J’ai eu une vie de combattante, depuis l’enfance. Ce procès, je l’appelle “mon dernier combat”. Avant, je me suis battue contre l’armée coloniale, puis contre l’armée américaine. Aujourd’hui, c’est contre les géants de l’agrochimie, dans une arène judiciaire. » Crédit Guillaume Marchal.

 

Elle se lance alors dans ce qu’elle appelle « son dernier combat » : rassembler des expertises, compiler des preuves et se préparer à une bataille juridique contre les multinationales ayant fourni l’agent orange aux États-Unis. En 2014, elle dépose plainte devant le tribunal de grande instance d’Évry, visant 14 industries agrochimiques, parmi lesquelles Bayer-Monsanto et Dow Chemical. Son combat est aussi celui de milliers de Vietnamiens, restés dans l’indifférence et le doute. C’est celui de Việt Hải, sa fille disparue. « Je milite pour la paix, car je suis née dans le vacarme de la guerre, au bruit des bombes et des armes », explique-t-elle.

 

"Les blessures de la guerre sont toujours là. L’agent orange empoisonne encore."

 

Après le rejet de sa plainte en première instance en 2021, la cour d'appel de Paris a confirmé cette décision en août 2024, invoquant l'immunité juridictionnelle des entreprises ayant agi pour le compte de l'État américain. Malgré ces revers, Trần Tố Nga a décidé de poursuivre son combat en se pourvoyant en cassation. « Non seulement la cour m’a déboutée, mais elle m’a aussi condamnée à verser des dommages-intérêts aux entreprises. On récompense les criminels ! », déplore-t-elle. La militante a été condamnée à verser 1.500 euros à chacune des entreprises poursuivies. « Je touche seulement 800 euros de pension par mois, je n’ai donc pas les moyens de payer. Grâce à des amis mobilisés, nous avons réuni les fonds pour les indemnités, mais il faut désormais financer de nouveaux avocats pour la cassation, ce qui représente plus de 200.000 euros », s’inquiète-t-elle.

 

Si elle n’ose employer le terme de génocide, elle parle « d’extermination familiale ».

 

À l’approche des 50 ans de la fin du conflit, son ressenti reste mitigé. « En cinquante ans, beaucoup de choses ont changé. La vie s’est améliorée, il faut le reconnaître. Mais les blessures de la guerre sont toujours là. L’agent orange empoisonne encore », explique-t-elle, tandis que dehors, les parades militaires et les chars à la gloire du Parti se dressent en vue des célébrations du 30 avril.

Si elle n’ose employer le terme de génocide, elle parle « d’extermination familiale ».
« Si l’on continue à faire des enfants, la maladie se transmet. Et si l’on arrête, alors c’est une lignée qui s’éteint. C’est ça, le crime. » Une chose la pousse aujourd’hui à continuer : « sa jeunesse », qu’elle aime tant. Parmi eux, les militants du collectif Vietnam Dioxine, engagés pour sensibiliser l’opinion et soutenir son combat. « Je leur dis souvent que le jour où je disparaîtrai, à cause de l’âge ou de la maladie, ce sera à eux de continuer. Ce n’est pas seulement attendre le jugement du tribunal. Notre devoir aujourd’hui est d’informer, de faire connaître les ravages de l’agent orange, et de lutter contre les guerres chimiques dans le monde entier. »

 

 

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