Ancien danseur numéro un du show Riverdance durant sept ans, il en est désormais le directeur, ainsi que directeur de la compagnie Ériu et chorégraphe. Breándan de Gallaí a également réalisé une thèse unique en son genre, il est aussi détenteur d'un master en ethnochoréologie? Qu'es aquo ? Pour le savoir, deuxième épisode de la découverte d'un artiste hors du commun, alliance réussie entre une tête bien faite, un corps de sportif talentueux, précurseur dans son domaine empli de projets, et surtout découverte d'un homme attachant et attaché à la France.
En 2003, le natif du comté de Donegal va entamer une nouvelle période de sa vie, en refermant l'expérience Riverdance. Il a certes arrêté de danser mais il n'a pas pour autant rompu sa relation avec la danse : « J'ai voulu à ce moment-là devenir chorégraphe, produire mes propres pièces. Mais faute de soutien cela n'a pas marché de suite. Je suis donc entré dans une période où je ne savais plus trop ce que je voulais faire. Côté financier je n'avais pas trop de souci à me faire grâce à Riverdance. Je voulais donc me découvrir en tant qu'artiste, pas seulement en tant que danseur. Je voulais réfléchir sur ça, sur mon parcours aussi ma passion. C'est pourquoi en 2008 j'ai entamé un master à l'université de Limerick, un master en ethnochoréologie, l'anthropologie de la danse. Après cela je me suis lancé dans un tout nouveau PhD program (doctorat). C'était la première thèse basée sur des performances réelles, c'est-à-dire que j'ai dû rédiger une thèse, mener une réflexion mais basée sur et associée à deux performances, deux productions artistiques. J'ai donc été le premier Irlandais à réaliser et valider un doctorat de la sorte. C'était il y a deux ans. Durant ces années, j'ai vraiment travaillé dur, car cela m'a réellement plu. En analysant la danse, d'un point de vue historique, philosophique, et psychologique, mais aussi par rapport à moi, à ce que j'ai vécu, ce que j'ai fait en tant que danseur ». La thèse vise à démontrer principalement que la danse irlandaise est une tradition qui évolue en permanence. Son travail est également dans la plus pure tradition phénoménologique, c'est-à-dire le courant des sciences sociales et humaines qui vise à rendre compte des expériences vécues d'un individu et qui montre qu'il n'existe pas qu'une seule vérité/réalité, mais bien plusieurs façons de percevoir le réel en raison d'une multitude de facteurs propres à chaque individu. Selon Breándan il y a donc plusieurs façons d'être un Irish dancer, propre à chaque artiste et plusieurs façons de créer des pièces d'Irish dancing.
Cette thèse était donc aussi en quelque sorte une introspection : « Je l'ai faite pour moi. Mais bien sûr j'espère que d'autres personnes s'en serviront. Et comme tout travail académique, lorsque beaucoup de monde cite ton nom, ton travail, tu deviens très respecté et reconnu donc j'espère que cela arrivera bien évidemment. Ma thèse est facile à trouver et à lire puisqu'elle est disponible en ligne. Mais l'université de Limerick attire peu d'étudiants dans la filière que j'ai suivie. J'y ai rencontré des personnes exceptionnelles, mais pour donner une idée, en premier cycle il n'y a que 20 danseurs par promotion, et en master 5 ou 6. Donc j'espère qu'ils s'en serviront on verra. J'ai utilisé beaucoup d'analyses phénoménologiques, sociologiques, de Bourdieu, Lacan Merleau-Ponty? pour comprendre et analyser la danse, la société et mon propre rapport à la danse, à ma façon de créer des ?uvres ».
Artiste et artisan de la contemporéanisation de la danse irlandaise
Au travers de la thèse et donc des deux pièces qu'il a créées et qui en font partie à savoir Noctù et Stravinsky's Rite of Spring, qui ont connu un certain succès, puisque cette dernière a notamment été jouée une seule fois en plein air et devant pas moins de 14 000 personnes, Breándan essaye de moderniser la danse irlandaise sans la dévoyer mais en apportant sa pierre pour profiter du potentiel de virtuosité qu'elle possède et qu'il a voulu démontrer au gré de sa thèse. Sa dernière ?uvre Linger, présentée pour la première en janvier dernier, est dans la même lignée ; viscéralement contemporaine à la fois et en même temps sur le plan artistique et sur le plan politique.
Comme il l'explique : « Linger, c'est à propos de deux hommes qui dansent ensemble. C'est à propos de l'âge, du temps qui passe, à propos de l'identité, à propos de la sexualité. Le référendum l'an dernier c'était vraiment important selon moi. C'est aussi à propos de toutes les formes d'art, il y a des projections, de films, de dessins derrière nous danseurs. Grâce notamment au talent de mon compagnon Declan, qui a une faculté à capturer le mouvement dans ses photographies. Il y a donc un concentré de plusieurs formes d'art, avec bien sûr une musique magnifique, irlandaise mais aussi urbaine et très contemporaine, et la danse irlandaise que j'essaie de moderniser, d'actualiser. Je veux moderniser l'Irish Step Dancing, non pas parce que j'ai fondamentalement une dent contre la tradition. Mais parce que je pense simplement que les traditions ont tout le temps évolué. Beaucoup de conservateurs vont dire que non, la tradition par essence a toujours été et doit toujours être la même, cependant l'histoire montre que ce n'est pas le cas. Notamment, parce que les jeunes sont très ambitieux pour renouveler par eux-mêmes la signification des choses. Souvent d'un point de vue stylistique, ou même sur un plan matériel, le vocabulaire de la danse change en permanence et a changé en tout temps ! C'est comme le hip-hop en quelque sorte, chaque artiste apporte sa propre touche, c'est la même chose pour l'Irish dancing. Cela ne se voit pas si l'on ne fait pas partie de la communauté de l'Irish dancing. En ce qui me concerne c'est notamment, le changement de positionnement du haut du corps et de l'origine de l'énergie lorsque je danse. Habituellement le corps, le buste, doivent être très droits, épaules rehaussées, les bras raides, mais je sens que désormais pour moi cela doit plus venir du ventre, c'est parce que mon corps devient plus vieux. Mon corps demande que je danse d'une façon différente. Cela devient donc une façon de danser « non conventionnelle », « non traditionnelle », mais cela reste pour moi de l'Irish dancing. Je suis toujours un Irish dancer ! J'ai juste mon esthétique propre, un style Breándan de Gallaí en quelque sorte (rires). J'utilise aussi plus les expressions du visage qu'auparavant, et c'est important car cela confère un caractère dramatique, théâtral à ma façon de danser et plus simplement agréable, divertissant, explosif à regarder. Riverdance par exemple c'est vraiment excitant, et spectaculaire mais je veux aller explorer et transmettre d'autres émotions au public par le biais de l'Irish dance, telles que la tristesse, la curiosité, la colère, mais aussi donner une dimension politique, théâtrale, à mes ?uvres ».
« Il faut en permanence des nouvelles voix. »
Comme tout précurseur, il doit toutefois également faire face à des critiques et à des difficultés à convaincre : « C'est difficile, bien évidemment, en revanche quelqu'un doit le faire, car c'est comme pour plein d'autres choses, l'architecture par exemple, certains disent parfois ?Oh, je n'aime pas ce bâtiment parce que c'est trop moderne? mais beaucoup de choses, beaucoup de bâtiments, ont été trop modernes à une certaine époque. Cela permet d'avoir une certaine diversité, regardez à Dublin, il y a différents styles, victorien, georgien, edwardien? Le passé n'est pas immanent et transcendant, ce n'est pas un bloc, ce n'est pas unique? Il faut en permanence des nouvelles voix. C'est comme si la peinture n'avait jamais évolué. Les impressionnistes par exemple. Et c'est pareil pour la musique, l'architecture, pour tous les arts. C'est donc très important pour moi, mais c'est très difficile car, par exemple on peut voir mon show dans une salle de Dublin, et le billet le moins cher est à 10 ? mais la communauté de la danse irlandaise ne vient pas, mis à part mes amis. Quand je parle de communauté je parle de dizaine de milliers de personnes dans le pays. Ils préfèrent payer une centaine d'euros pour voir Michael Flatley dans Lord of the Dance à la 3Arena, qu'ils ont déjà vu plusieurs fois pour certains. Et c'est un spectacle, rustre, froid, fade et sans réelle saveur, c'est juste commercial et cela véhicule en plus des messages négatifs, c'est par exemple une représentation hautement misogyne ! Je préfère faire des spectacles plus intimes et intimistes et qui invitent le spectateur à réfléchir sur le spectacle pendant et après. À être curieux à propos de ce qu'il vient de voir. Le challenge est donc d'arriver à séduire ces gens qui ne viennent pas et qui préfèrent pour l'instant ces spectacles fades ».
« Les gens ne questionnent jamais les normes, les valeurs, ils disent juste ce sont les règles, il faut les suivre »
La misogynie, la construction des genres, sont justement des thèmes politiques que Breándan veut particulièrement questionner au travers de ses ?uvres : « L'aspect politique que je veux présenter, n'est pas seulement contenu dans le thème que je choisis, mais même sur la danse que je choisis de danser. Par exemple dans l'Irish dancing, il y a un style de danse qui s'appelle le Slip Jig, la mesure est en 9/8. Traditionnellement, seules les filles dansent le Slip Jig, mais tous les garçons qui aiment l'Irish dance, rêvent de le danser. Et dans Linger, mon partenaire et moi, nous sommes des hommes, nous dansons le Slip Jig ! Les gens ne questionnent jamais les normes, les valeurs, ils disent juste ce sont les règles, il faut les suivre. Mais, nous avons des photos dans les archives sur lesquelles des hommes dansent le Slip Jig ! Beaucoup de mères irlandaises veulent que leurs fils apprennent la danse irlandaise, cela doit toutefois être une danse très simple, qui doit avoir tous les traits de l'apparente masculinité et virilité, car sinon ils pourraient être traités de tapettes, d'efféminés ! C'est un jeu dangereux, car on ne peut pas projeter un genre sur un mouvement ou sur un art. C'est donc un sacré défi, mais j'ai envie de le relever car, c'est néfaste. Par exemple, comme au tennis ou dans l'équitation, il y a beaucoup d'homosexuels dans le milieu de la danse, donc si tu es homosexuel dans un ballet ou n'importe quoi d'autre, et qu'il y a un diktat qui dit non on veut que tu paraisses masculin blabla? Je pense qu'il y a beaucoup de tensions qui vont se créer. Car c'est probablement l'un des rares endroits où les gays sont susceptibles se sentir comme étant les bienvenus, à l'aise, chez eux, dans leur élément, mais là encore il y a une sorte de culture qui impose et qui dit un garçon doit être ainsi et une fille comme cela ! C'est comme habiller les garçons en bleu et les filles en rose, et à l'inverse quand un garçon veut jouer avec une poupée et une fille voudrait un tracteur et que les parents refusent ou n'y pensent pas de prime abord. Et tout cela causera tôt ou tard des problèmes, car vous créez des complexes chez l'enfant ou chez un adolescent. C'est pour cela que j'essaie d'apporter ma pierre pour faire réfléchir les gens sur cela, d'autant plus dans un pays très catholique. Par exemple je n'ai pas affiché ouvertement mon homosexualité jusqu'à l'âge de 27 ans, parce que je n'osais pas, c'est totalement absurde? C'était comme les filles qui lorsqu'elles tombaient enceintes avant le mariage étaient envoyées dans des couvents. Elles étaient considérées comme des criminelles, comme des filles faciles et certaines mourraient très jeunes. Et c'était il n'y a pas si longtemps? Donc toutes ces choses doivent être traitées, dévoilées et par le biais de l'art, c'est possible ».
D'autant plus possible, que la danse représente une part importante de la culture irlandaise. Comme il l'a également rappelé, la communauté de la danse irlandaise est composée par plusieurs milliers de danseurs. Par exemple les championnats du monde rassemblent chaque année au moins 5 000 danseurs du monde entier. Mais également parce qu'encore plus nombreux sont les non-pratiquants toutefois attirés par cet art sur l'île d'émeraude et dans le monde. Il faut aussi savoir que la danse est pratiquée dans toute l'île sans distinction entre le nord protestant et le sud catholique : « La religion n'est qu'un label, je viens du Donegal qui fait partie de la province de l'Ulster mais qui est rattachée à la République d'Irlande. Et l'Ulster est l'une des provinces les plus reconnues et renommées au monde en ce qui concerne la danse. Mais ce qui est intéressant c'est que pendant très longtemps les protestants, les partisans de la couronne britannique, ont ignoré la danse traditionnelle irlandaise. Il y a désormais beaucoup de pratiquants de danse irlandaise dans la communauté protestante irlandaise car, beaucoup de jeunes filles sont réellement attirées par cet art, mais aussi du fait que les Écossais (dancing), les Gallois (singing) et diverses régions d'Angleterre ont leurs propres traditions, identités, donc à partir des années 1940 et 1950 ils ont réinvesti la danse irlandaise, et ils ont une organisation différente. Ils appellent leurs compétitions « festivals » et pas « feis », mais c'est une belle tradition relativement différente de ce que l'on peut voir dans le courant actuel et principal (mainstream) de l'Irish dancing, car c'est plus traditionnel, ils ne portent pas des robes extravagantes ou quoi que ce soit. Et la danse est exceptionnelle cela ressemble sous certains aspects à un ballet. Donc il y a quelques différences, mais globalement c'est la même chose que ce soit à Derry, Belfast, Galway ou Dublin en termes de danse ».
Infos pratiques
Tous les mardis au Liffey Trust
18:00 - 19:00 Intermediate Level 1
19:00 - 20:00 Advanced
Tous les mercredis DanceHouse
18:00 - 19:00 Intermediate Level 2 (pre-advanced)
19:00 - 20:00 Beginners
Si vous êtes intéressés pour suivre des cours donnés par Breándan vous pouvez le contacter sur son adresse mail : bdegallai@gmail.com
Le prix est d'environ 12,50 ? par cours.
Suite et fin de ce portrait ici : https://lepetitjournal.com/dublin/communaute/paroles-dirlandais-breandan-de-gallai-la-danse-irlandaise-chevillee-au-corps-33-76614
Mathias Lenzi (www.lepetitjournal.com/dublin) Vendredi 1 avril 2016.
Crédit photos : Declan English/Breándan de Gallaí