Orfali Brothers est sous les spotlights, après avoir reçu le très convoité prix du meilleur restaurant de la région MENA, et s’être fait distinguer par le Guide Michelin, la table bistronomique des trois frères a attiré toute l’attention d’une ville de foodies et des touristes qui suivent les attributions d’étoiles comme les Oscars. Mais cela vaut la peine de ne pas se laisser étourdir par les prix et les étoiles justement, et d’aller s’attabler en voisin, en ami, en curieux, tout simplement venir goûter… Se lancer avec gourmandise dans un menu amusant, délicieux, surprenant, tester ses papilles et toutes les synesthésies qui seront sans aucun doute évoquées au grès de bouchées aussi exquises qu’inventives.
Lepetitjournal.com/dubai : Qui sont les « Frères Orfali » ?
Mohamad Orfali : Nous sommes avant toute chose une équipe, une famille : comme si nous avions adopté 42 nouveaux frères, de mères différentes, mais tout autant « frères Orfalis » que les trois modèles originaux (rires) ! Nous parlons tous la même langue maternelle : celle de la nourriture, la vraie. Ce que nous pratiquons ici c’est une façon contemporaine de cuisiner nos traditions à tous. Ce que nous servons sur les tables d’Orfali Bros n’appartient à la fois à aucune cuisine, et à toutes, et ce tour de magie fonctionne car ce que nous cuisinons ce ne sont pas des recettes, mais des ingrédients.
Nous servons la nourriture que nous aimons manger, et elle est pour tout le monde.
Tout le monde a sa place dans notre cuisine, et moi je suis chef mais je mets la main à la pâte partout : je fais un peu de tout. Au final, vous ne saurez pas qui a préparé votre assiette ou qui a dessiné notre logo, c’est en cela que nous sommes une famille. Et c’est une formule qui fonctionne : nos clients partent tous avec le sourire aux lèvres, et nous avons déjà des habitués très assidus : j’ai même, le croiriez-vous, un client qui vient tous les jours, oui absolument tous les jours….
Ce qui saute aux yeux en lisant votre menu c’est que beaucoup de vos plats utilisent les ingrédients de façon absolue : pas de restes, pas de déchets… c’est volontaire bien sûr ?
L’écoresponsabilité n’est pas un concept théorique, nous essayons de l’appliquer à tous les niveaux de notre restaurant. Que ce soit dans le choix de nos ingrédients qui sont à 70% issus de l’agriculture locale, parfois, et selon les saisons, nous parvenons jusqu’à 80%. Mais aussi parce-que nous travaillons en groupe, en famille, à ce que l’ensemble du restaurant soit en équilibre : depuis les recettes où je cherche effectivement à utiliser chaque partie des ingrédients qui la composent, en visant le zéro déchet, jusqu’à la gestion de notre personnel avec qui nous souhaitons avoir le moins de volatilité possible, avec notre communauté avec laquelle nous souhaitons construire un échange de valeurs, d’amitié, grandir et former les racines d’un restaurant qui puisse se développer sur plusieurs générations… Je vois loin, j’adorerais par exemple créer une école de cuisine, une Académie Orfali Bros, ici ou en Syrie, ou pourquoi pas dans les deux pays… Un endroit où transmettre cette philosophie, cet apprentissage de nos traditions, de notre héritage, comment y insuffler créativité, liberté, et aussi cette approche, de la ferme à la table, et bien sûr les techniques culinaires… mais en dernier, pas en premier : d’abord les ingrédients ! D’abord l’âme, ensuite la technique ! C’est ma vision d’un cercle vertueux.
C’est donc aussi la même approche quand il s’agit de mettre au point un plat ?
Oui une recherche de balance, d’équilibre : avant tout le goût, mais aussi des ingrédients de saison, d’un prix équilibré : et ici, à Dubaï, notre démarche va assez à contre-courant… Nous ne cherchons pas du tout l’ingrédient hors de prix ou décoratif juste par principe, au contraire. Il faut que le plat soit équilibré à 360 degrés : en saveurs, textures, couleurs, mais aussi en coût. Cela ne m’intéresse pas de faire « le kebab le plus cher du monde » couvert de truffes, de caviar et de feuille d’or. Ce qui m’intéresse c’est de vous faire goûter par exemple ce petit plat que j’appelle «une prière pour Alep», un simple kebab très parfumé, marié aux cerises griottes. En une bouchée c’est toute mon enfance que je vous retraduis à travers des émotions et un phrasé nouveau. Une façon de maintenir la tradition, notre héritage, en le rendant vivant. Ce qui est aussi une forme d’écoresponsabilité.
Et vos racines à vous, d’où venez-vous, et comment vous êtes-vous formé aux techniques culinaires que vous réinventez aujourd’hui ?
Nous sommes trois frères Syriens, notre famille vient d’Alep, mais j’ai passé une grande partie de ma vie ici à Dubaï qui m’a nourri de deux façons : en me donnant mille opportunités que je n’aurais pas eues ailleurs, et en m’inspirant.
Dubaï a beaucoup changé et c’est vraiment devenu (entre autres) une ville de passionnés de nourriture, de « foodies ».
J’ai quitté le F&B il y a longtemps, je savais qu’avoir un restaurant signifie ne plus avoir de vie, mais j’ai fait beaucoup de choses, j’ai été chef pour un programme Télé, sur Discovery Channel, j’ai travaillé pour de grands groupes aux Émirats ou au Koweït, j’ai développé des concepts, des projets, la télé m’a beaucoup aidé, un de mes premiers show s’intitulait « Je viens d’Alep », et un autre « La cuisine arabe ».
Mais je voulais plus, je voulais m’ouvrir, expérimenter, découvrir. Et j’ai compris que je devais voyager, que j’avais besoin de nouvelles expériences, de nouveau contenu. C’est ce que j’ai fait : voyager, goûter, essayer, recommencer, expérimenter encore et encore. Partout où je vais je mange là où les habitants vont, là où les locaux ont leurs habitudes, jamais dans les endroits de luxe ou les endroits pour touristes. Je me concentre sur les ingrédients, sur la culture derrière un plat, une façon d’apprêter telle ou telle chose. La passion ne suffit pas, il faut aussi de la persévérance et de la curiosité, beaucoup de curiosité.
Et cette curiosité pour le goût, pour la cuisine, où naît-elle ?
Je me suis lancé dans la cuisine un peu par erreur, ou plutôt par défaut. Vers 14 ans il était clair que je n’étais pas fait pour une scolarité académique. Il ne me restait qu’une option, essayer l’école culinaire qui avait ouvert en 1994 à Alep. En revanche j’ai tout de suite su que c’était pour moi, que la cuisine c’était moi ! Un coup de foudre… mais pas vraiment partagé par le reste de ma famille. En particulier par ma mère pour qui c’était vraiment une catastrophe, et une source de honte. Mon père en revanche était le seul à me soutenir.
C’est étonnant : l’immense majorité des chefs que j’ai pu interviewer citent presque toujours une influence maternelle dans leur cuisine : leur mère, leur grand-mère, leur tante… mais vous c’est « contre » votre mère que vous entrez en cuisine !
Oui je n’y avais pas pensé mais c’est vrai ! Ma mère m’en a voulu longtemps, et encore plus lorsque mes deux frères ont décidé de me suivre ! Mais entre temps et petit à petit l’image de ce type de carrière a énormément changé, a évolué, aujourd’hui « être chef » n’a pas du tout la même image qu’autrefois… et aujourd’hui ma mère comprend et apprécie ce que je fais, à sa façon (sourire).
Comment qualifieriez-vous votre cuisine?
Je n’ai jamais voulu être un « chef arabe », et d’ailleurs je ne le suis pas. Ce qui m’attirait au départ c’était la cuisine Italienne, Française…. Aussi mon plan c’était d’aller à Dubaï, d’apprendre suffisamment d’anglais pour ensuite partir à Paris et aller me former auprès des légendes de la gastronomie européenne… Ce que j’ai fait, dans une certaine mesure : j’ai appris chez Lenôtre, chez Robuchon, qui m’avait dit « va travailler dans un restaurant étoilé, c’est ce qu’il te faut ! » Mais mon anglais était encore trop simple, et mon français inexistant, il s’est avéré impossible de me faire engager dans un restaurant étoilé comme je l’espérais. Je ne regrette rien : c’est une expérience qui m’a beaucoup fait grandir, j’ai gagné en maturité, en technique, en résilience. Et j’ai beaucoup appris par moi-même, pour finalement me développer selon une autre route, qui m’est propre.
La route d’un autodidacte inventif ?
J’ai un sens profond de mon héritage culturel autant que culinaire, mais je le retravaille en essayant de balancer un grain de folie avec une forme de méditation. C’est mon chemin, ma façon à moi de cuisiner. Je pense aux ingrédients comme des outils artistiques pour créer de nouvelles expériences, de nouveaux plats qui vont évoquer chez chacun des pans de mémoire, une mosaïque de sensations, d’émotions de souvenirs.
C’est un chemin très français : nous cherchons tous notre « Madeleine de Proust », ce petit éclair de souvenir gustatif inattendu qui va déclencher un feu d’artifice de synesthésies, de souvenirs et d’émotions !
C’est exactement ce que je cherche : créer chez mes clients des moments émotionnels qui à la fois vont toucher leur mémoire gustative ou olfactive, ou visuelle ou tout cela ensemble et devenir à leur tour des souvenirs liés à ces émotions. Ici j’encourage souvent mes clients à observer les couleurs et les texture du plat mais à le déguster les yeux fermés, il faut laisser les émotions vous envahir, les goûts vous surprendre sans a priori.
C’est parce-que nous respectons infiniment nos traditions que nous pouvons en briser le carcan. La nourriture doit être vivante, il ne faut pas la mettre dans un musée. Et puis quand je parle de traditions : il faut bien comprendre que ce sont celles de tout le monde, de recettes ou d’ingrédients qui ont voyagé au grès des caravanes, des routes des épices, des migrations, et qui ont traversé tout le Levant, le Moyen Orient, l’Afrique et L’Asie, en se croisant et se mélangeant et se réinventant, en changeant de nom et en prenant mille formes. Tout comme Dubaï nous mélange tous tels que nous sommes dans son melting pot, avec cette recette magique qui respecte nos individualités et nous ouvre aux autres avec tant de créativité, de la même façon ici je fais mes mélanges et je cuisine le monde tout entier.