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Petite histoire du Palais Thott à Copenhague 3/4

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La façade de l'Ambassade de France au Danemark © Ambassade-de-France-au-Danemark
Écrit par Bénédicte Wagner
Publié le 22 décembre 2020, mis à jour le 22 décembre 2020

Abritant aujourd’hui l’Ambassade de France au Danemark, le palais Thott compte au nombre des bâtiments remarquables du patrimoine historique et architectural danois. Situé à un jet de pierre du célèbre canal de Nyhavn et de ses bords animés, il fête cette année le centième anniversaire de la présence française en ses murs, et le quatre-vingt-dixième anniversaire de son acquisition par la République française, le 1er janvier 1930.

À l’occasion de cet anniversaire, Lepetitjournal.com Copenhague vous propose de (re)découvrir l’histoire du palais Thott, dont les liens avec la France commencèrent à se tisser bien avant le début du XXe siècle. 

 

Nous publions ce dossier sous forme de série divisée en quatre parties.

Aujourd'hui : troisième partie.

 

 

Intérieurs raffinés et riches décors

Lieu d’histoire, le palais recèle les traces du passage de ceux qui y ont vécu et ont souhaité y laisser leur marque pour la postérité, par de grands travaux de réaménagement pour certains, ou de décoration intérieure pour d’autres.

 

escalier honneur Palais Thott Copenhague Ambassade France Danemark
L'escalier d'honneur éclairé par une lanterne vénitienne, sa rampe en marbre feint et Le Triomphe de Mars © Alice Borgida 

 

L’escalier d’honneur

La volonté des propriétaires d’exposer leur richesse et leur goût se manifeste de façon évidente dès les premiers instants passés par leurs hôtes en leur demeure. Aussi l’escalier d’honneur matérialise-t-il résolument ce dessein d’impressionner durablement les visiteurs. Éclairé au moyen d’une grande lanterne vénitienne acquise par Tage Reedtz-Thott au tournant des XIXe et XXe siècles, l’escalier aux deux repos n’est qu’un préambule à la magnificence des salons d’apparat et témoigne du faste des lieux.

Exécutée selon le goût de l’époque pour l’imitation de la nature, la rampe de l’escalier est en bois, et non en marbre, comme l’on pourrait le croire au premier regard. En engageant des artistes capables de simuler un matériau précieux jusque dans ses nuances et détails de veines les plus subtils, capables également de respecter les codifications relatives à cette pratique illusionniste qu’était la réalisation de marbres feints (codifications décoratives alors nombreuses et précisées dans des traités dédiés), sans que le résultat n’éveille le moindre soupçon quant à la véritable nature du matériau utilisé, les propriétaires de châteaux et demeures bourgeoises manifestaient ainsi leur extrême raffinement.3 Outre l’effet produit sur un visiteur dupé - ou sinon du moins ébloui - par la perfection de l’exécution du marbre feint, les grands commanditaires cherchaient à faire éclater leur puissance au grand jour par leur capacité à loger et à assurer la subsistance matérielle des peintres en décor pendant toute la durée des travaux.

Aujourd’hui, le grand escalier se pare d’une splendide tapisserie tissée à la manufacture de Gobelins à la fin du XVIIe siècle, sur un carton de Noël Coypel. Il s’agit du Triomphe de Mars, l’une des huit pièces de la série du Triomphe des Dieux. Cette même tapisserie décorait les appartements du pape Pie VII au château de Fontainebleau, tandis qu’il y était retenu captif par Napoléon entre 1809 et 1814. Il en manque la partie inférieure, qui a été coupée avant l’arrivée de la tapisserie au palais Thott.

 

Le double salon

En pénétrant dans les salons de réception, le visiteur découvre de nouveaux éléments de décor créés par les propriétaire successifs du palais, désireux qu’ils étaient de marquer les esprits et de transmettre aux générations futures l’histoire de leur vie et de leur réalisations.

 

cartouche Palais Thott
Cartouche placé au-dessus de la porte menant au salon de musique © Alice Borgida

 

Ainsi retrouve-t-on sur l’un des cartouches placés au-dessus des portes une sorte de chronique peinte de la vie du palais. Le legs de l’amiral Niels Juel est suggéré par la présence d’une marine que peint un putto potelé. Son petit compagnon tient un compas : attribut traditionnel du navigateur ou de l’architecte, l’instrument tisse ici un lien direct entre Niels Juel, le navigateur, et Otto Thott, qui fit venir l’architecte français Nicolas-Henri Jardin pour rénover le palais. Cet angelot semble d’ailleurs mesurer, de son compas, une version miniature du palais. Enfin, au centre de la composition, un troisième putto tient une sculpture, faisant du commanditaire du cartouche un amoureux et patrons des arts. En effet, si l’on s’en tient à l’observation des seules activités des putti représentés, l’on observe qu’il s’agit des arts : la peinture, la sculpture et l’architecture. Deux autres panneaux du salon sont consacrés à la musique et à la littérature.

Sur l’arc central créant l’ouverture entre les deux salons et réalisé alors que Tage Reedtz- Thott était propriétaire, figure le monogramme de ce dernier, aux initiales « T », « R » et « T » entrelacées.

 

L’aile Gyldenløve

Vers 1700, Christian Gyldenløve fait ajouter une dernière aile au palais, lui donnant une forme de U. La suite qu’il y fait aménager, composée d’un salon et d’une chambre à coucher, demeure aujourd’hui assez semblable aux appartements originaux, portant aussi vraisemblablement la marque d’Anna Sophie Schack dans les ornements.

Deux tapisseries aux coloris dominants jaunes et verts provenant de la manufacture des Flandres agrémentent le salon. Achetées par Tage Reedtz Thott en 1893, elles relatent des épisodes de la vie d’Alexandre le Grand. Le choix de leur accrochage dans la suite Gyldenløve n’est pas anodin. Leur présence fait en effet allusion à la vie de Christian Gyldenløve : fils illégitime du roi, il jouissait toutefois d’un haut statut à la cour. Son père, le roi Christian V, ayant lui-même vécu un temps à la cour du monarque français Louis XIV, décide d’y envoyer son fils illégitime pour qu’il y parfasse son éducation. Gyldenløve y gagne la faveur de Louis XIV, qui le fait participer à ses côtés aux campagnes de Flandres. Vainqueur face aux troupes de Guillaume d’Orange en 1692, le Roi Soleil donne à Christian Gyldenløve le commandement d’un régiment baptisé « Le Royal danois », en récompense de ses hauts faits militaires. Ainsi le choix de tapisseries flamandes et de scènes illustrant la gloire militaire d’Alexandre le Grand fait-il écho à la bravoure de Christian Gyldenløve, dessinant une flatteuse comparaison avec le mythique conquérant. Christian Gyldenløve entretiendra d’étroites relations avec la France, continuant à s’y rendre régulièrement.

Dans la chambre, dont le décor n’a presque pas changé depuis 1700, l’on retrouve le monogramme de Christian Gyldenløve au centre de tous les linteaux : deux « C » se faisant face, deux « G » dos à dos, surmontés d’une couronne. Les frises datent de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle.

Dans la salle de bain où l’on entre par une porte dérobée, un portrait de Christian Gyldenløve, ainsi que son blason et que son monogramme surmonté d’une couronne, habillent la cheminée. La couronne qui surmonte le blason manifeste l’ascendance royale du portraituré, tout comme la présence des lions sur ses armes. Les deux cygnes, eux, renvoient à la filiation maternelle de Christian Gyldenløve : sa mère était comtesse de l’île de Samsøe, dont le cygne est l’emblème. Traditionnellement, le patronyme Gyldenløve ne pouvait être porté que par le premier descendant illégitime du monarque danois, et cela, quelle que soit l’époque. Ne pouvant donc pas transmettre ce nom à ses descendants, Gyldenløve choisit d’honorer sa mère en prenant le nom de Danneskiold-Samsøe. De chaque côté du blason, enfin, paraît l’éléphant, symbole de l’ordre de chevalerie le plus prestigieux du royaume.

Sur le palier du petit escalier du palais se trouve aujourd’hui accrochée une gravure d’Andreas Reinhardt représentant les funérailles de Christian Gyldenløve. On y devine l’immense popularité de cet illustre personnage de la cour danoise : la pompe du cortège funèbre, la présence d’une foule immense rassemblée pour lui rendre hommage, témoignent de sa notoriété.

Si les habitants successifs du palais y ont laissé leur marque, c’est aujourd’hui la République française qui présente et promeut la richesse de sa culture et de son patrimoine auprès des hôtes qu’elle reçoit au palais Thott. La charge d’assurer ce rayonnement au travers du patrimoine mobilier et artistique français revient au Mobilier national.

 

L’ambassade de France : lumière sur quelques trésors du Mobilier national aujourd’hui abrités par le palais Thott

 

C’est en effet le Mobilier national qui envoie la grande majorité des éléments d’ameublement et de décor à l’Ambassade. Dès 1920, alors que l’ambassadeur n’y est encore que locataire, le Mobilier national fait parvenir à Copenhague tapisseries, meubles d’époque, œuvres et objets d’art, afin de diffuser la richesse du patrimoine artistique et culturel français auprès des visiteurs reçus à l’Ambassade. Certains tableaux et éléments de mobilier ou de décor ont également - plus rarement - été achetés sur place.

 

La tapisserie de l’Adoration du veau d’or

Une fois les marches de l’escalier d’honneur gravies, le visiteur pénètre dans ce qui est aujourd’hui l’antichambre aux salons de réception. Dans ce salon rouge, au mobilier de style Régence, une tapisserie de la manufacture des Gobelins est accrochée. Il s’agit de l’une des dix pièces de la tenture retraçant l'Histoire de Moïse et, en l’occurrence, de l’Adoration du veau d’or, copiée du tableau de Nicolas Poussin aujourd’hui conservé à la National Gallery de Londres. Cette pièce exécutée entre 1715 et 1718 d’après un carton de Sève le Cadet est le dernier des six exemplaires qui en furent tissés. Les armes royales apparaissent au centre de la bordure, en haut, avec les trois fleurs de lys surmontées d’une couronne. En écho à cet écusson figure, au centre de la bordure inférieure, un cartouche couronné contenant le chiffre de Louis XIV formé de deux « L » entrelacés, signifiant qu’il s’agissait là d’une commande royale.

 

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La tapisserie de l'Adoration du veau d'or © Ambassade-de-France-au-Danemark

 

La Toilette d’Esther, ornant le salon de musique

Dans le salon de musique, une autre tapisserie, tissée en laine et soie à la manufacture royale des Gobelins, attend le visiteur. Il s’agit de la Toilette d’Esther, faisant partie d’un ensemble de sept pièces conçu par le peintre Jean-François de Troy, commandé par Louis XV. La première tenture était destinée à être accrochée dans les appartements de l’infante Marie-Thérèse d’Espagne à Versailles - le sujet d’une belle et jeune étrangère épousant le puissant souverain perse Assuérus faisait remarquablement écho à la destinée de la future épouse du Dauphin Louis- Ferdinand. Le triomphe de la tragédie de Racine, Esther, donnée pour la première fois en 1689, contribue à faire du thème biblique un sujet de prédilection des artistes du siècle des Lumières. Les cartons de Jean-François de Troy, mis sur le métier dans la première moitié du XVIIIe siècle, connaissent ainsi un franc succès. Plusieurs cycles complets de tapisseries relatant la vie d’Esther sont ainsi tissés à partir de 1738 et jusqu’à la Révolution - ce qui représente environ une centaine de pièces. La réalisation de chaque tapisserie exige à l’époque un travail d’une durée de deux à trois années. La même tapisserie que celle du palais Thott est visible au palais de l’Élysée ; le château de La Roche-Guyon possède quant à lui le cycle entier.

Dans la présente scène, la belle Esther se prépare avant d’être présentée au roi perse Assuérus, vraisemblablement sous le regard de l’eunuque du roi et « gardien des femmes, » Hégé. Jean-François de Troy se montre fidèle au texte du Livre d’Esther dans la composition de la scène, illustrant le passage suivant :

 Esther fut prise et amenée au palais royal. Or, confiée comme les autres à l’autorité de Hégé, gardien des femmes, la jeune fille lui plut et gagna sa faveur. Il prit à cœur de lui donner au plus vite ce qui lui revenait pour sa parure et pour sa subsistance et, de plus, lui attribua sept suivantes choisies de la maison du roi, puis la transféra, avec ses suivantes, dans un meilleur appartement du harem. [...] L’emploi de ce temps de préparation était tel : pendant six mois, les jeunes filles usaient de l’huile de myrrhe, et pendant six autres mois du baume et des onguents employés pour les soins de beauté féminine. 

 

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La Toilette d’Esther © Alice Borgida

 

Esther est représentée entourée des sept suivantes données par Hégé. Chacune s’affaire et veille à lui apporter les soins auxquels son statut lui donne droit : l’une prépare sa toilette, une autre achève sa coiffure tandis que celle au premier plan de la composition baigne ses pieds et que d’autres encore parent ses poignets de bijoux. Jean-François de Troy use de divers éléments symbolisant traditionnellement la pureté dans l’iconographie occidentale : le vêtement blanc d’Esther, les perles, ainsi que le miroir qui, ici, va jusqu’à esquisser un parallèle entre la figure de l’Ancien Testament et celle la Vierge Marie. En effet, la présence du miroir rappelle le speculum sine macula, le « miroir sans tache de l’activité de Dieu » qu’évoque le Livre de la Sagesse (Sg 7, 26), miroir associé à la mère du Christ conçue sans péché originel. La présence de ce miroir suggère de la sorte la virginité et la chasteté d’Esther. D’autre part, si l’exotisme de l’Orient lointain est palpable, la Toilette d’Esther a toutefois pour cadre un palais à l’architecture romaine antique, rattachant la scène à un contexte plus occidental, plus proche et familier de la réalité du commanditaire et de l’infante d’Espagne. Renvoyée en France en 2014 afin d’être restaurée, la tapisserie du palais Thott n’a, à son retour, pas été réinsérée dans le cadre qui l’accueillait autrefois, afin de ne pas être endommagée. On peut ainsi en distinguer la partie basse, auparavant masquée.

 

Tableaux

Le palais Thott, devenu l’écrin du patrimoine français, recèle d’autres merveilles, dont plusieurs tableaux d’artistes français exposés dans le double salon : Le Passeur de Jean-Baptiste Camille Corot, Vénus désarmant l’Amour de Narcisse Virgile Diaz de la Peña et un Baptême à l’église du Tréport d’Eugène Isabey.

 

salon Palais Thott Ambassade France Danemark
Le double salon ; sur le mur du fond, le tableau de Diaz de la Peña, Vénus désarmant l’Amour © Ambassade de France au Danemark

 

Ornée elle aussi d’une tapisserie, dont le sujet est cette fois consacré au célèbre hidalgo espagnol créé par Miguel de Cervantès, Don Quichotte, une dernière pièce de réception vaut que l’on s’y attarde un peu plus longuement : la salle à manger.

 

3 Pour aller plus loin, voir l’article d’ALLOUCHE, Sabine, Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [en ligne], 2012, mis en ligne le 19 janvier 2016, consulté le 30 novembre 2020
URL : http://journals.openedition.org/crcv/13643 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crcv.13643
4 Pour en savoir plus sur l’histoire d’Esther par Jean-François de Troy, voir le passionnant catalogue rédigé par Alexis MERLE DU BOURG en 2012 pour la Galerie Eric Coatalem - catalogue sur lequel s’appuie le paragraphe consacré à la Tapisserie de la Toilette d’Esther de cet article : L’Histoire d’Esther [en ligne], Galerie Coatalem, Paris, 2012, 138 pages, consulté le 30 novembre 2020. URL : https://www.coatalem.com/images/catalogues/deTroy-FR.pdf

 

 

Vous retrouvez demain la suite et fin de  l'histoire du Palais Thott.

 

 

Bibliographie

* ALLOUCHE, Sabine, « Le « marbre feint » aux XVIIe et XVIIIe siècles », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [en ligne], 2012, mis en ligne le 19 janvier 2016, consulté le 30 novembre 2020
URL : http://journals.openedition.org/crcv/13643 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crcv.13643

* La Bible de Jérusalem, trad. fr. sous la direction de l'École biblique de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 2000, 2015 pages

*  HAMILTON, Edith, La mythologie : ses dieux, ses héros, ses légendes, 1ère édition, traduit de l’anglais par Abeth de Beughem, Alleur (Belgique), Nouvelles Éditions Marabout, 1997, 450 pages

*  KJÆR, Ulla, « L’architecture au début de l’absolutisme danois (1675-1725) : Fredensborg et Marly », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [en ligne], 2012, mis en ligne le 19 décembre 2013, consulté le 30 novembre 2020
URL : http://journals.openedition.org/crcv/11933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crcv.11933

*  KJÆR, Ulla et TALBOT, Florence, Le Palais Thott / Des Thottske Palæ, Copenhague, Ambassade de France au Danemark, 2006, 84 pages

*  MERLE DU BOURG, Alexis, L’Histoire d’Esther [en ligne], Galerie Coatalem, Paris, 2012, 138 pages, consulté le 30 novembre 2020
URL : https://www.coatalem.com/images/catalogues/deTroy-FR.pdf

*  THURAH, Laurids de, Den Danske Vitruvius indeholder grundtegninger, opstalter, og giennemsnitter af de merkværdigste bygninger i kongeriget Dannemark, ... ; Le Vitruve Danois contient les plans, les elevations et les profils des principaux batimens du roiaume de Dannemarc, aussi bien que des provinces Allemandes, dependantes du Roi, avec une courte description de chaque batiment en particulier, Copenhague, Ernst Henrich Berlings, 1746-49, 2 vols.

 

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