Jeudi 25 décembre sort dans les cinémas danois Den Nye Triumfbue, titre danois de L'Inconnu de la Grande Arche. Le film de Stéphane Demoustier rend hommage à Johan Otto von Spreckelsen, l'architecte danois à l'origine de la Grande Arche de La Défense. Le film explore avec finesse une confrontation entre un artiste et les pouvoirs publics, entre un idéaliste et le réel.


"Qu'avez-vous construit dans votre carrière ?" demandent les journalistes lors de la conférence de presse annonçant le lauréat du concours international anonyme lancé par François Mitterrand pour achever l'axe historique de Paris. "Ma maison et quatre églises", répond calmement Johan Otto von Spreckelsen.
La salle éclate en applaudissements, mêlés de ricanements nerveux.
Cette scène résume à elle seule le malentendu originel entre l'architecte danois et la France, la rencontre entre un homme discret, presque ascétique et un État français au sommet de sa théâtralité administrative et politique.

La dramaturgie de l'Arche
Au cœur du récit se loge une différence culturelle profonde. En France, l'art de briller, de convaincre et de s'imposer par le verbe est souvent érigé en vertu. Au Danemark, à l'inverse, la loi de Jante impose retenue et modestie. Là où les Français perçoivent une humilité feinte, Spreckelsen n'énonce qu'un fait.
"Pour dresser un portrait de la France, rien de mieux que de chausser les lunettes d'un Scandinave." confie Stéphane Demoustier.
"Que le cube soit l'âme de La Défense" : l'idée de Spreckelsen est radicale, presque mystique. Le chantier est gigantesque et les plans larges impressionnants du film permettent de toucher du doigt sa démesure. Face à lui se dresse la machine française : ses technocrates, ses arbitrages et ses compromis. Le film prend parfois des accents de comédie burlesque, tant l'absurdité administrative semble broyer l'idéal artistique.
Une fresque historique
Autre prouesse du film : la reconstitution historique des années Mitterrand. Le président en "monarque bâtisseur" lance une ambitieuse politique de grands travaux. Parmi ces nombreux monuments emblématiques qui vont transformer Paris, la Grande Arche de La Défense en devient le plus vaste chantier de la Ve République, un "Arc de Triomphe pour l'Humanité".
À travers le parcours de Spreckelsen, le film traverse cette décennie charnière, de l'enthousiasme initial au tournant de la rigueur et la cohabitation. "Une époque où un président pouvait lancer des projets pharaoniques parce qu'il portait une vision. Une époque révolue, qui interroge la nôtre", soulève Demoustier.
Un couple au cœur du récit
Si le chantier est largement documenté dans les archives, l'intimité des personnages relève de la fiction, au point de donner un autre prénom à la femme de l'architecte. "Par la fiction, on peut accéder à d'autres interrogations", souligne le réalisateur.
Claes Bang dans le rôle de Spreckelsen impose une gravité majestueuse. Sa haute stature nordique, même chaussée de sandales, donne au personnage une présence singulière. Non francophone, il s'exprime dans un français habité, qui ne sonne jamais faux.
Le film accorde une place essentielle à son épouse, incarnée par Sidse Babett Knudsen. Loin d'être une simple "femme de", elle est son point d'ancrage et apporte au récit une profondeur émotionnelle décisive. Rationnelle là où il est idéologique, elle incarne l'équilibre du couple. Dès que celui-ci vacille, il perd pied.
Autour d'eux gravite une galerie de personnages savoureux de Michel Fau en Mitterrand, à Xavier Dolan en technocrate fébrile, ou Swann Arlaud. Le film convoque souvent l'humour pour mieux décrire la comédie du pouvoir.
Compromis ou compromission ?
La grande force de L'Inconnu de la Grande Arche réside dans sa capacité à laisser les questions ouvertes. "Il n'y a pas de méchants dans cette histoire", rappelle Laurence Cossé, autrice du livre dont le film s'inspire. Jusqu'où peut-on transiger pour bâtir ? À partir de quand le compromis devient-il une compromission ? Quel chemin pour rester fidèle à soi-même tout en menant à bien un projet collectif d'une telle ampleur ?
Ce qui est certain, c'est qu'en sortant de la salle, le regard porté sur la Grande Arche change. "Associer ce bâtiment à son créateur en modifie profondément la perception", conclut Stéphane Demoustier. Et l'on en vient, presque malgré soi, à éprouver une forme de tendresse pour ce cube monumental, symbole d'une époque, d'une vision et d'un idéal.
Pour prolonger la réflexion, les lecteurs pourront également écouter l'épisode du podcast Lumière du Nord consacré au film, dans lequel le réalisateur Stéphane Demoustier revient sur la genèse du projet, le regard scandinave posé sur la France, le jeux des acteurs, les défis de la réalisation et les questions soulevées par cette œuvre.
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