Monsieur Landry Charrier a été maître de conférence à l'Université Clermont Auvergne, où il a enseigné les relations franco-allemandes de 2007 à 2017, et directeur de l’Institut français de Bonn jusqu’en 2021. Il dirige actuellement la revue dokdoc.eu ainsi que le podcast Franko-viel en collaboration avec Andreas Noll. Il revient pour nous sur son parcours, sa démarche et son engagement pour les relations et l’amitié franco-allemandes.
LPJ : Pouvez-vous vous présentez et nous expliquer votre rapport à l’Allemagne, et ce qui vous a dirigé vers le franco-allemand ?
L. Charrier : Quand on me pose la question, je dis toujours d’emblée que je ne suis pas Parisien. Je pense que c’est une des particularités de ma façon de travailler et d'appréhender les choses. Mon regard sur l’actualité ne part pas de la capitale, mais bien au contraire de la province, de là où j'ai grandi. J'ai grandi en Vendée, au fin fond de la cambrousse, et j'ai ensuite vécu en Auvergne, où j'ai toujours un pied.
Je ne suis pas né dans le franco-allemand mais ce sont des raisons familiales qui m’y ont amené. Mon grand-père a été déporté à Stettin pendant la Deuxième Guerre mondiale du fait de la collaboration du STO (Service du Travail Obligatoire). J’étais très proche de mon grand-père et par son histoire est né mon intérêt pour l’Allemagne.
LPJ : Vous avez un profil à cheval entre l’université et la diplomatie de terrain, pouvez-vous nous en dire plus ?
L. Charrier : J'ai suivi un cursus franco-allemand jusqu'au doctorat, jusqu’à obtenir les titres de docteur en France et en Allemagne. J'ai ensuite rapidement été nommé à l'Université de Clermont d’Auvergne en tant que maître de conférence spécialiste des relations franco-allemandes dans leur contexte global, j’étais par ailleurs chargé de la supervision du double diplôme « études franco-allemandes » avec l’université de Regensburg. J'ai complété ma formation par l'agrégation et une habilitation.
Alors que j’avais la trentaine bien tassée, j’ai décidé de candidater pour les postes offerts par le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères (MEAE). J’ai eu un poste à Bonn qui m'a permis pendant quatre ans, d'œuvrer à la coopération franco-allemande sur le terrain, tant au niveau culturel qu’au niveau scientifique puisque j’étais en parallèle attaché de coopération universitaire. Ce fut une expérience extrêmement enrichissante pour moi. J'ai été ensuite envoyé aux Pays-Bas en tant qu'attaché scientifique, où j'ai travaillé pendant un an. Pour des raisons familiales, ma famille était restée à Bonn, j'ai décidé de rentrer.
LPJ : En mars 2023, vous avez repris la direction de la revue dokdoc.eu, quelle est l’histoire de cette revue ?
L. Charrier : dokdoc.eu s’inscrit dans une longue tradition. Elle a été créée après la Deuxième Guerre mondiale par des religieux et des intellectuels français pour rétablir le contact avec l'Allemagne. Un certain nombre d'initiateurs et d'acteurs revenaient de camps de concentration. C'est une histoire similaire à celle du Deutsch-Französisches Institut de Ludwigsburg. La plupart de ces initiatives civiles de l'immédiate après-guerre ont été prises par des personnalités politiques qui avaient vécu l'enfer au plus près.
Le Leitmotiv à l’origine de la revue c’était de se dire « il faut connaître l'autre ». Si on connaît celui qui a été notre ennemi, on pourra être en mesure de coopérer avec lui ou d’anticiper ses potentielles dérives.
Pour mettre cela en pratique, la démarche de la revue c’est de faire connaître en Allemagne et en France des auteurs et autrices, des critiques et des journalistes qui, du fait de la barrière de la langue, n'ont pas forcément la possibilité de pénétrer dans le pays de l'autre.
Pendant longtemps, cette revue a existé sous version papier, sous la forme de deux revues séparées. Il y avait donc une revue française « document », et une revue allemande « Dokumente ». L’une et l'autre informaient de l'actualité, des choses qui se passaient de l'autre côté du Rhin, dans la langue de l'autre. Ce format fonctionnait très bien et a notamment permis de former un nombre très important de diplomates en Allemagne, par exemple à Bonn, l'ancienne capitale. Dans les années 1960-70, on pouvait trouver la revue dans tous les kiosques.
Avec l’avènement d’internet et la digitalisation médiatique puis les coupes budgétaires réalisées notamment sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la revue a dû évoluer. C’est pourquoi les deux revues ont fusionné pour n’en former qu’une seule. Aujourd'hui, elle n'existe plus qu'en format numérique, avec une équipe réduite. Cependant notre visibilité est en constante croissance, nous sommes actuellement à environ 20 000 clics par mois. D’un point de vue institutionnel, nous sommes financés uniquement par le Auswärtiges Amt.
LPJ : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre ligne éditoriale, qu’est-ce qui distingue dokdoc.eu des correspondants basés en Allemagne ou d’autres médias franco-allemands ?
L. Charrier : Ce qui nous tient à cœur, c’est de toujours faire un pas de côté. C’est-à-dire que nous veillons à ne pas répéter ce qui a déjà été abordé et proposons une nouvelle perspective sur un aspect qui n'a pas encore été suffisamment exploré dans la presse. C’est précisément dans cette optique que nous recrutons nos auteurs et autrices. Il existe non seulement d'excellents correspondants en France et en Allemagne, mais aussi une jeune génération de critiques et d’analystes qui se profilent, malgré la crise que traverse le franco-allemand actuellement. Nous travaillons en coopération avec ces derniers, également pour leur proposer une plateforme d’expression.
LPJ : Quelles sont les thématiques qui vous tiennent particulièrement à cœur ?
L. Charrier : En premier lieu, nous nous adaptons au cours des évènements et réagissons à l'actualité, en essayant de publier plus fréquemment lorsque celle-ci est particulièrement chargée. Dernièrement, nous avons par exemple tenté d’analyser pourquoi les scores du Rassemblement National ont été si élevés dans l’Est de la France et les régions frontalières. Avec Sylvain Schirmann, nous avons discuté du comportement des votants en Alsace ; tandis que Christophe Arendt analysait en entretien le comportement des votants de la 6e circonscription de Moselle, celle qu’il avait réussi à remporter en 2017 contre le numéro 2 du Front National, Florian Philippot.
Dans ma démarche, il y a certaines thématiques auxquelles j’accorde une importance particulière. Une de mes priorités, c’est de donner la parole à des intervenants et intervenantes issues de l’Allemagne de l’Est. Pour des raisons géographiques, les Français ont du mal à comprendre les dynamiques des « neue Bundesländer ».
Lors des manifestations contre la montée de l’AfD, nous avons essayé d'expliquer dans un entretien croisé entre un Français et un Allemand de l'Est pourquoi, en Allemagne, les gens descendaient dans la rue alors qu’en France, la montée du Rassemblement National n'engendre pas la même réaction. Mon idée, c’est de montrer comment des phénomènes similaires, du fait de différences culturelles et historiques, engendrent des réactions qui ne sont pas comparables.
Par ailleurs, je suis convaincu que les relations franco-allemandes ne peuvent être pleinement comprises qu’à partir du moment où on ouvre large la focale. En observant de plus près ce qui se passe en province, on saisit bien mieux les dynamiques de nos deux pays, au-delà du simple dialogue entre les capitales, qui, bien qu'utile et nécessaire, ne suffit pas à appréhender le fonctionnement de l'autre dans toute sa singularité. Actuellement, on constate un découplage de plus en plus important entre la capitale et la province, et je pense que mon expérience de vie me permet d'apporter une perspective différente de celle que l'on trouve souvent dans la presse.
Pour finir, les thématiques traitées dans la revue sont certes liées à mon réseau et à mon profil de spécialiste des relations franco-allemandes, avec une formation diplomatique. Cependant j'essaye aussi d'aller sur d'autres terrains. Pascal Hugues, a par exemple publié un article révélateur sur le droit à l'avortement en France et en Allemagne : deux situations complètement différentes.
LPJ : Vous travaillez également en tant qu’accompagnant scientifique pour le podcast « Franko-Viel », pouvez-vous nous en dire plus ?
L. Charrier : C’est un projet qui est né avec mon ami Andreas Noll, journaliste auprès du Deutschlandfunk et de la Deutsche Welle, qui baigne lui aussi dans le franco-allemand.
Notre but était de s’écarter des réflexions théoriques de fond, pour donner la parole à des acteurs et des actrices du franco-allemand qui ont les deux pieds dans le concret, « les mains dans la tambouille », et qui sont des spécialistes de leur sujet.
Nous publions de manière irrégulière, en fonction de l'actualité. Lors des législatives, nous avons par exemple analysé avec notre invité Marc Kemperdick le programme économique du Rassemblement National et les conséquences qu’il pourrait avoir sur les finances françaises.
Ce podcast en langue allemande est largement diffusé et écouté, non seulement par une élite, mais également dans les écoles et par les étudiants et étudiantes dans les universités, tout comme la revue dokdoc.eu. Nous nous réjouissons de voir que notre communauté d’auditeurs et d’auditrices grandit, et apprécions particulièrement échanger avec notre public grâce aux commentaires et réactions aux épisodes sur les réseaux sociaux.
LPJ : Est-ce que vous souhaiteriez ajouter quelque chose en conclusion ?
L. Charrier : Je pense qu’on a commis l'erreur de croire que l'amitié franco-allemande faisait partie de ces acquis auquel personne ne toucherait plus. Dans ses Mémoires, Raymond Aron décrit le traité de l’Élysée comme une « cordiale virtualité » ; quand je regarde la façon dont les choses ont évolué ces dernières années, je me demande parfois si le terme ne pourrait pas être également appliqué au traité d’Aix-la-Chapelle.
Selon moi, il reste encore énormément de choses à faire pour approfondir cette relation unique. Il ne faut pas faire l’erreur de croire que l’amitié franco-allemande est une « erfreuliche Normalität » (une normalité plaisante).
Nous devons continuer à y travailler, notamment par la formation d’une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices qui sauront dans les années prochaines nous aider à organiser et à construire l’avenir franco-allemand.
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