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Emmanuel Lenain, Ambassadeur de France en Inde, répond à nos questions

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Écrit par lepetitjournal.com Bombay
Publié le 15 mai 2020, mis à jour le 19 décembre 2023

En plein milieu de la crise de la Covid-19, Emmanuel Lenain, Ambassadeur de France en Inde depuis octobre 2019, a répondu aux questions de la rédaction portant sur ses missions, les enjeux stratégiques autour des relations franco-indiennes, et bien entendu la crise sanitaire actuelle, mais aussi sur sa connaissance de l’Inde et de ses photographes.

 

lepetitjournal.com : Bonjour Monsieur l’Ambassadeur. Merci de nous accorder cet entretien en ces temps particulièrement difficiles.

Tout d’abord un rappel succinct de votre parcours.

Vous avez commencé votre carrière en 1997 en travaillant sur les négociations au Kosovo et les opérations de maintien de la paix. Vous avez servi deux fois aux Etats-Unis, une première fois à New York, au tout début des années 2000, une période agitée, marquée par le 11 septembre et l’affaire irakienne, où vous avez travaillé sur les affaires du Conseil de sécurité des Nations Unies, et ensuite, au moment de la première Administration Obama, à Washington, en tant que porte-parole de l’ambassade. Vous avez également travaillé en Chine, comme conseiller politique à l’Ambassade de France de Pékin, entre 2003 et 2005, puis, juste après l’exposition universelle de 2010, en tant que Consul général de France à Shanghai. Vous avez également été conseiller technique puis diplomatique dans des cabinets de Premier ministre.

Vous avez également donné des cours de relations internationales à Sciences Po et servi comme expert à la Commission Carnegie sur la prévention des conflits. Vous parlez français, anglais, allemand et chinois.

Le 3 octobre 2019, vous présentez vos lettres de créances au Président indien.

 

Souhaitez-vous commenter pour nous votre parcours ? 

Emmanuel Lenain : Pour être tout à fait complet, il faut mentionner que j’ai commencé ma carrière en Inde ! C’est à Delhi, à l’ambassade, pendant l’automne et l’hiver 1995, que j’ai effectué le stage qui précède l’entrée au Quai d’Orsay. Il faut croire que l’expérience n’a pas été désagréable puisqu’elle a achevé de me convaincre de devenir diplomate et que je me suis promis d’y revenir en poste. Il m’a fallu attendre 25 ans, une attente que j’ai meublée avec de nombreux voyages, certains aux confins du pays, mais aujourd’hui c’est un bonheur de tous les jours que d’y vivre !


 

Votre rôle d’Ambassadeur de France en Inde

Emmanuel Macron s’est rendu en Inde du 9 au 12 mars 2018, il a reçu le Premier Ministre Narendra Modi à Paris en août 2019 et il attache de l'importance à une bonne qualité des relations franco-indiennes.

Quelles sont les principales composantes des relations franco-indiennes ?

Le partenariat entre la France et l’Inde est exceptionnel. Il est fondé sur des valeurs partagées, la démocratie, les droits de l’homme, la diversité culturelle notamment, et des intérêts en commun, comme la stabilité régionale ou la liberté de circulation dans l’espace indopacifique. Nous ne nous sommes jamais fait défaut. Ce partenariat ne cesse de s’étendre à de nouveaux secteurs, comme le numérique, le cyber ou l’intelligence artificielle, afin de nous permettre de relever ensemble les nouveaux défis. Pour nos deux pays, et pour l’Union européenne, qui est une dimension importante de notre partenariat, c’est un élément indispensable de préservation de nos souverainetés. 

 

Avant que n'éclate la crise due à la Covid-19, sur quelles thématiques importantes s’est structurée votre mission ? Quels étaient les grands axes de votre travail ? 

L’ambassade travaillait sur trois priorités et elle continuera de le faire car elles restent plus pertinentes que jamais : concrétiser notre vision partagée de l’espace indopacifique, en ralliant de nouveaux partenaires et en menant des actions concrètes, comme des patrouilles maritimes conjointes ou des recherches dans le domaine de l’économie bleue* ; faire de la France le partenaire indispensable de l’émergence de l’Inde, pour ses industries stratégiques bien entendu mais aussi pour la réussite de ses transitions urbaine, énergétique et industrielle ; parler à l’Inde de demain, en accélérant les échanges humains, en présentant efficacement la créativité française et en généralisant un apprentissage du français de qualité. La crise actuelle nous amènera bien entendu à développer encore plus le volet sanitaire de nos coopérations et à accélérer la transformation de nos modes d’intervention, en allant en particulier vers une numérisation croissante de nos activités. 

 

La culture est un pan important de votre mission. D’un point de vue culturel, les liens entre les deux pays ne sont pourtant pas particulièrement resserrés. Comment travaillez-vous à ce rapprochement ?

Sans culture, il n’y a pas d’entente durable entre les peuples. Il s’agit donc d’une priorité absolue. Mais, permettez-moi de le rappeler, nous ne partons pas de nulle part. Le français est la première langue étrangère enseignée en Inde, loin devant les autres langues européennes ou asiatiques. La liste des artistes indiens formés à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, dès avant la 2e guerre mondiale, comprend plus d’une centaine de noms dont Raza ou Ram Kumar. Tout le monde se souvient de Ravi Shankar (et tant d’autres pandits) à la Salle Pleyel dans les années 1970 et 1980. Sans remonter très loin, l’exposition consacrée en 2007 à l’Empire des Gupta au Grand Palais ou celle consacrée en janvier dernier au peintre Gérard Garouste, à la NGMA de New-Delhi, ont été des moments très forts. Depuis 2009 se succèdent les éditions des festivals Namaste France, organisé par le gouvernement indien, et de Bonjour India, organisé par l’Ambassade de France et son Institut français. Derrière ces grands moments, il y a mille liens : écrivains des deux pays traduits et édités dans les langues de l’autre, résidences de création et tournées artistiques, tournages et diffusion des films et programmes audiovisuels… Notre ambition est d’utiliser toutes les synergies de nos industries culturelles et créatives respectives.

Par ailleurs, vous m’interrogiez sur le volet culturel, mais il ne faut pas oublier la coopération scientifique ni la coopération universitaire, tout particulièrement les échanges d’étudiants, domaines dans lesquels vous le savez nous avons de grandes ambitions.

 

D’un point de vue économique, comment structurez vous vos actions ? Quels sont les secteurs où la France est particulièrement présente sur le marché indien ? Comment soutenez vous les entreprises françaises ici ? Inversement, comment travaillez vous à l'attractivité des marchés européens et français pour les entreprises indiennes ?

Le but est de hisser le partenariat économique à la hauteur du partenariat stratégique. Toutes les équipes sont entièrement mobilisées autour de cet objectif. Il s’agit de maintenir un appui fort dans tous les secteurs stratégiques, la défense, le nucléaire civil et le spatial en particulier, mais aussi de diversifier notre présence et nos échanges, en permettant à des entreprises françaises de toutes tailles et de tous secteurs de développer sur le marché indien des activités profitables. Nos entreprises doivent être les partenaires de l’émergence de l’Inde. Cela tombe bien, elles occupent des positions d’excellence dans les secteurs clés que sont la ville durable, la transition énergétique ou la sécurité alimentaire pour n’en citer que quelques-uns. Les interactions sont quotidiennes avec les administrations indiennes à Delhi et, au travers de nos consulats, dans les Etats et territoires de l’Union.

Notre réseau de conseillers du commerce extérieur joue un rôle irremplaçable pour partager les informations, échanger sur les bonnes pratiques et suggérer des initiatives. La chambre franco-indienne de commerce et d’industrie, avec dynamisme et compétence, joue pleinement son rôle de promotion des intérêts de ses membres, et agit aussi en très étroite relation avec l’ambassade et ses services.

En sens inverse, je le redis : les investissements indiens en Europe sont les bienvenus. Tous les services de l’ambassade, en particulier Business France, dont c’est l’une des missions principales, sont en contact avec les investisseurs potentiels, leur présentent le cadre très avantageux que la France offre aux investisseurs étrangers, et le cas échéant commencent à les accompagner dans leurs projets. Nous constatons un véritable intérêt pour notre pays : cette année, pour la première fois, près d’une dizaine des principaux dirigeants indiens ont fait le déplacement pour le sommet « Choose France » à Versailles. Et ils étaient nombreux à « Choose La Réunion ».


 

Quels sont les thèmes qui attirent davantage votre attention dans le paysage de la vie politique et sociétale en Inde ?

La diversité avant tout. Qu’un pays arrive à faire coexister, avec une violence qui n’est certes pas nulle mais qui reste généralement contenue, autant de diversité ethnique, religieuse, linguistique et culturelle est un miracle chaque jour renouvelé. Et il ne s‘agit pas seulement de diversité régionale : non, en Inde, la diversité se niche au cœur des quartiers. En cela, la société indienne est une construction très moderne qui détient peut-être quelques clés pour l’évolution de nos sociétés.

 

Quel est votre ressenti de l’Inde ? Qu’est ce qui vous a le plus surpris quand vous êtes arrivé ? 

J’ai tout de suite été séduit par la liberté de ton et la vigueur du débat en Inde. La presse y est riche en informations mais aussi en échanges d’idées. Vos interlocuteurs n’hésitent pas à vous faire part de leurs points de vue de façon très tranchée. Certaines décisions politiques, certaines lois ne vont pas de soi, suscitent des réactions très polarisées, mais le fait qu’il puisse y avoir un débat aussi ouvert est remarquable. C’est la marque d’une grande démocratie, la plus grande démocratie du monde, et c’est un bonheur de travailler dans un tel environnement.

 

La gestion de la crise de la Covid-19

La crise sanitaire qui aujourd’hui fait partie du quotidien d’une majorité de personnes dans le monde n’a pas épargné l’Inde. Le pays tout entier est en confinement et les institutions, sociétés publiques et privées ont mis en place le télétravail, ce qui en fait le plus grand confinement mondial. Un défi sans précédent qui vise à éviter le pire d’un point de vue sanitaire. 

Cela pose de nombreux problèmes et place l’Ambassade dans une position stratégique pour les entreprises, les résidents et les touristes présents dans le pays.

L’Ambassade de France a communiqué de manière continue sur les opérations de rapatriement des touristes bloqués en Inde et sur les mesures sanitaires et d'hygiène recommandées par les gouvernements indien et français. 

La France a décidé de s’associer à l’Inde dans la lutte contre l'épidémie. Emmanuel Macron a annoncé l’allocation de 200 millions d’euros via l’Agence française de développement pour doper les systèmes de protection sociale et soutenir les personnes les plus vulnérables en Inde.

 

Quels ont été les principaux axes du travail de l’ambassade dans cette période particulière ?

Du jour au lendemain, l’ambassade s’est trouvée totalement mobilisée sur une mission principale : la protection des Français, en commençant par ceux qui étaient les plus vulnérables, les Français de passage, dont les conditions de vie allaient devenir particulièrement précaires s’ils se retrouvaient bloqués loin de chez eux, et les personnes fragiles, parce qu’elles étaient âgées ou déjà affligées d’autres pathologies lourdes. L’objectif était de les évacuer le plus largement possible - ils ont été près de 2.000 - vers la France par des vols spécialement affrétés puisque très rapidement les autorités indiennes ont pris la décision d’interrompre les vols internationaux depuis et à destination de l’Inde. Au préalable, nous avons dû mener un délicat exercice de ramassage des Français de passage. Délicat parce que tous les transports intérieurs étaient interrompus. Délicat aussi parce que souvent le tourisme français en Inde est un tourisme d’aventure, disséminé aux quatre coins du pays, et non un tourisme de groupe cantonné dans quelques grands centres urbains. 

 

La France a-t-elle joué un rôle dans les négociations pour que l'Inde reprenne ses exportations de médicaments vers l'Europe ?

Bien sûr. Le Président de la République s’en est entretenu avec le Premier ministre Modi, tout comme Jean-Yves Le Drian et Olivier Véran avec leurs homologues indiens respectifs.

 

Quels sont les effets de cette crise sur la présence économique française dans le pays ?

Les entreprises françaises ont été exemplaires. Ce sont des acteurs importants du « Make in India ». Avec plus de 350.000 collaborateurs, elles sont l’un des principaux employeurs étrangers en Inde. Elles ont assumé toutes leurs responsabilités en ne procédant à aucun licenciement pendant la crise et en maintenant autant que possible les salaires. Plusieurs ont participé directement à la lutte contre la maladie en fournissant les produits et les médicaments indispensables. Plus de 5 millions d’euros de donations ont été faites par des entreprises françaises au fonds Cares mis en place par les autorités indiennes pour venir en aide aux plus démunis.

 

Selon vous, quels impacts pourraient avoir la crise sur les relations franco-indiennes ?

Les relations franco-indiennes seront encore plus fortes. On compte ses amis dans l’adversité. Les industries indiennes ont continué à fournir des médicaments pour les hôpitaux français. En sens inverse, l’Agence française de développement va octroyer un prêt exceptionnel de 200 millions d’Euros pour participer au financement de la protection sociale au profit des populations les plus démunies en Inde.

 

En cette période irréelle et qui peut être angoissante, quel message souhaitez-vous adresser à la communauté française ?

J’ai été et suis toujours impressionné par la réaction calme, disciplinée et solidaire de notre communauté. Plusieurs de nos compatriotes ont donné leur temps sans compter pour nous aider à convoyer des Français de passage, les héberger ou tout simplement répondre à leurs questions. Pour la suite, c’est un message de patience que je voudrais leur adresser : le retour à une certaine forme de normalité sera long, restez rigoureux dans l’application des gestes barrières, suivez les consignes données par les autorités indiennes et maintenez un contact étroit avec l’ambassade et nos quatre consulats de Bangalore, Bombay, Calcutta et Pondichéry qui sont totalement mobilisés pour vous prêter assistance. 


 

Sur une note plus joyeuse et personnelle, vous êtes un passionné de photographie argentique. Vous avez d’ailleurs été exposé à la MEP (Maison européenne de la photographie). De quels photographes indiens appréciez-vous particulièrement le travail ? Y-a-il des sujets en Inde qui retiennent particulièrement votre œil de photographe ?

J’aime beaucoup les photographes qui sont des promeneurs curieux. Dans cette catégorie, Raghu Rai est un maître à l’œil incomparable, empreint d’une grande humanité. Ce n’est pas un hasard si c’est Henri Cartier-Bresson qui l’a « découvert ». Cela n’a pas été l’un des moindres bonheurs depuis mon arrivée en Inde que de faire sa connaissance et de l’entendre évoquer son travail avec tant d’intelligence et de sensibilité. Mais bien entendu il y a beaucoup d’autres photographes dont les travaux m’intéressent car les talents sont à l’échelle de l’immense diversité indienne.


 

Enfin, pour conclure, quelles sont les trois choses que vous souhaitez le plus faire lorsque le confinement sera levé ? 

Mettre en place avec les équipes nos nouveaux modes d’action. Reprendre les négociations stratégiques avec les dirigeants indiens. Voyager pour rester au contact de la diversité indienne. 

 


*ndlr : “L'économie bleue est un modèle économique conçu par l’entrepreneur belge Gunter Pauli qui prétend suffire aux besoins de base en valorisant ce qui est disponible localement et en s’inspirant du vivant. Ce concept se base sur les principes de l’économie circulaire et considère les déchets comme dotés de valeur.” Source Wikipedia

 

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