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Juana AKA La Gaitana: survivre grâce à l’art

Rencontre avec Juana, AKA la Gaitana, une artiste franco-colombienne engagée et aux talents multiples, dont l’histoire familiale nous plonge en pleine époque de la guérilla colombienne des années 70 jusqu’à nos jours, où l’artiste puise dans le passé sa rage de créer.

Crédit photo: Alexia Pestre - Juana AKA La GaitanaCrédit photo: Alexia Pestre - Juana AKA La Gaitana
Écrit par Claudia Chaminade
Publié le 5 juin 2023, mis à jour le 2 août 2023

D'où vient le nom "Gaitana" ?

La Gaitana est une héroïne indigène du XVIe siècle de la région "Timaná Huila" dans les Andes colombiennes. Cheffe guerrière de la tribu des "Pijao", elle incarne le symbole de la rébellion et de la résistance contre l'invasion des conquérants espagnols entre 1539 et 1540. Les Pijao sont également présents dans la région Tolima. Juana choisit le nom de scène "La Gaitana" en hommage à la résistance des indiens Pijao et en mémoire de son père originaire de la région Tolima en Colombie.

 

Une enfance "bercée" par le conflit armé colombien

Juana regard fixant
Crédit photo: Alexia Pestre - Juana AKA la Gaitana

 

Nous rencontrons Juana dans un café de la capitale colombienne. La jeune femme déborde d’énergie. Tel un tourbillon, elle nous embarque dans son histoire personnelle, celle d’une survivante du conflit armé colombien marqué par la violence, la contestation et l’injustice.

Les raisons du conflit armé prennent racine dans l'inégale répartition des terres remontant à la période coloniale espagnole, où ces dernières étaient principalement détenues par une élite blanche et propriétaire d'esclaves. Au fil du temps, la grande majorité des terres reste la propriété des grands bénéficiaires terriens, souvent liés aux élites économiques et politiques du pays.

Au cours du XXe siècle, l'État colombien tente de mettre en œuvre des réformes agraires pour redistribuer les terres aux paysans et aux populations autochtones, mais ces efforts restent limités et souvent inefficaces. En conséquence, des groupes armés, tels que les FARC ou le M19 émergent pour défendre les droits des paysans et des travailleurs ruraux et pour lutter contre l'injustice sociale.

Le M19, constitué de rebelles guérilleros de gauche est fondé le 19 avril 1970. A la différence des FARCS, le mouvement s'apparente à une guérilla urbaine constituée d'intellectuels et d'artistes en recherche de démocratie. Durant deux décennies, le groupe mène une série d'actions armées, notamment des enlèvements, des attentats à la bombe et des attaques contre des cibles gouvernementales et militaires. La prise d'otages de l'Ambassade de la République Dominicaine à Bogota en 1980, où plusieurs diplomates étrangers ont été retenus captifs pendant plus de deux mois ou encore la prise du palais de justice de Bogota en 1985 font partie des actions les plus marquantes du mouvement contestataire.

Avec les années, le M19 évolue politiquement et cherche à se faire reconnaître comme mouvement politique légitime. En 1990 le groupe signe un accord de paix avec le gouvernement colombien, qui prévoit la démobilisation du groupe et sa transformation en parti politique légitime.

Aujourd'hui, le M19 n'existe plus en tant que groupe armé, mais son héritage politique persiste. Certains anciens membres du M19 occupent à ce jour des postes politiques importants en Colombie.

Juana est née à Bogota en 1977 de mère française et de père colombien. Ses parents sont des dissidents politiques appartenant au groupe armé M19.

Lorsque le père de Juana, membre stratégique du M19, se fait arrêter le 10 juillet 1978 par les services secrets colombiens « F2 », la petite fille n’a pas encore atteint l'âge de 1 an. Elle devient dès lors une cible d’enlèvement, un potentiel moyen de pression en échange d’informations. Alertée, la maman de Juana fuit. Elle se retrouve dans l'incapacité de récupérer sa fille.

Juana trouve refuge chez sa grande tante. Durant 6 mois mère et fille resteront séparées. Le père, lui, restera incarcéré et subira des actes de torture. En 1982 grâce à l’amnistie gouvernementale, il sera finalement libéré après 5 années d'emprisonnement. A sa sortie de prison, ce dernier intentera un procès contre l’état colombien pour tortures, pour lequel il obtiendra gain de cause.

En Octobre 1978, face aux risques qu’encourt ce bébé innocent, la petite Juana se fait exfiltrer de Colombie grâce, entre autres, à son grand-père fonctionnaire à l'ONU. La maman de Juana sera à son tour exfiltrée en décembre 78.

La jeune fille grandit alors en France. Ce n’est pas avant l’âge de 12 ans qu’elle retournera visiter ses terres d’origines colombiennes. Au fil des années la jeune artiste développe une personnalité engagée et revendicative, associée à un talent artistique qui liera à jamais la France et la Colombie.

 

La rage de créer

Juana criant sa rage
Crédit photo: Alexia Pestre - Juana AKA la Gaitana

 

Juana débute ses activités artistiques en France, à Paris, par le théâtre et la danse. En 1993, à l'âge de 16 ans, elle entame sa carrière musicale avec son groupe féminin « LKJ Sisters », membre du collectif de techno hardcore "Gangstar Toons Industry".

 

 Je me suis toujours sentie en marge. J’avais en moi cette âme de militante, de contestataire. A l’époque on avait la haine et on voulait l’exprimer, entre autres à travers l’art et notamment la musique. J’évoluais dans des milieux alternatifs qui me permettaient d’exprimer ma rage de vivre. J’étais jeune, je n’avais pas encore assimilé et analysé mon histoire. Elle était pourtant là, en moi, dans ma peau. Pour cela j’ai continué à créer avec comme source d’inspiration les liens entre la France et la Colombie 

Jusqu'en 2000, Juana continue d'organiser des concerts et des événements artistiques à Paris. Cette même année, elle organise en France la première tournée des groupes de rap colombiens « Gotas de Rap » et « La Etnnia », après avoir développé pendant plusieurs années un réseau autogéré d'échanges de vinyles entre les groupes de rap français et les groupes et DJ colombiens.

En 2000, son alliance avec le chanteur et musicien colombien « Macky Ruff », originaire de Bogota, marque le début d'une nouvelle étape dans sa vie personnelle et artistique. Ensemble, ils créent le duo « Macky Ruff y La Gaitana » et se produisent sur différentes scènes de la capitale colombienne avant de s'installer ensemble à Paris en 2002.

Durant 11 ans, ils continuent à développer ensemble des échanges musicaux et artistiques entre la France et la Colombie. En 2005 ils créent le label indépendant « Gatos Negros Prod » dont l’objectif est de développer des échanges entre les mouvements musicaux alternatifs français et colombiens.

En 2013, après plusieurs années de créations et de collaborations artistiques, le couple part s’installer à Bogota. Toujours animés par la création de projets artistiques, sociaux et culturels, ils fondent le centre social et culturel « El Hangar » dans le quartier populaire de San Luis. Ils y organisent des formations, des festivals, des ateliers, des concerts et des expositions. Ce lieu de vie et de création ouvert à tous, telle une MJC, incarne l’ensemble des convictions et des engagements du couple envers une démarche créative universelle et solidaire.

En 2021, les deux artistes développent un projet d’album nommé « Guerreros, 20 años de Resistencia Musical de Macky Ruff et La Gaitana », avec lequel ils gagnent le prix « Centro de Memoria Paz y Reconciliacion » incarnant la volonté de réconciliation et de paix totale en Colombie.

 

 J’ai été habitée toute ma vie par deux territoires : la Colombie et la France. Je suis née en Colombie et je me suis construite sur cette histoire colombienne tourmentée et violente. Ce n’est que plus tard, à l’âge adulte et maman de 3 enfants que j’ai commencé à vouloir comprendre ce passé douloureux. Je n’étais alors qu’un bébé. Comment savoir ce que j’ai pu voir, ressentir ? Mon cerveau ne s’en rappelle peut-être pas mais mon corps, lui, oui. Je le dis souvent, la France m’a apporté une certaine stabilité dans mon instabilité. Aujourd’hui je ne souhaite pas conserver les traumatismes et je refuse de transmettre le poids du passé à mes enfants. Je me dois par conséquent de travailler avec l'arme qui est la mienne: l'art

Se réparer et survivre grâce à l’art

En 2022 Juana s’engage dans un diplôme de théâtre ayant pour focus : la mémoire historique et les droits de l’homme. Basé sur la création collective, le travail fait appel à la mémoire, celle du corps et de l’esprit.

 

 L’idée n’est pas d’oublier. L’objectif est de casser les maillons des chaînes de violences qui se transmettent de génération en génération ».

Affiche videos performances
Affiche d'un évènement passé de "Diaz Collective" - Nicolás Sebastien Diaz

 

En parallèle, la jeune femme fait la rencontre de Nicolás Sebastien Diaz, un jeune colombien diplômé d'honneur en art plastique et visuel. Le garçon est à l’initiative du collectif « Diaz Collective » dont l’objectif est de travailler via l’art sur la mémoire des victimes du conflit armé colombien. Nicolás et sa famille, installés à l'époque à la campagne, subissent les extorsions violentes commises par les Farcs. Par refus de céder aux menaces, ils sont forcés au déplacement. Ils quittent leur terre et laissent derrière eux toute une vie.  

 

 Nous les colombiens, nous sommes un peuple habitué à regarder vers l’avenir. Le passé, face à l’horreur et la violence, nous avons été conditionnés à l’oublier. J’ai grandi dans un climat de violence et j’ai vu ma famille souffrir. Aujourd’hui en tant que jeune adulte je refuse de perpétuer cette tradition de l’oubli. Je veux me rappeler pour continuer à vivre libéré des chaînes toxiques du passé. Nicolás Sebastien Diaz

Le jeune homme crée en 2022 un laboratoire intitulé « Arte de acción y justicia restaurativa » : l’art de l’action et de la justice restaurative. Ce projet, à destination des victimes du conflit a pour but de libérer les traumatismes à travers des vidéos performances de rue.

 

Juana dans Bogota durant la performance
Crédit photo: Alexia Pestre - Juana AKA la Gaitana

 

Juana intègre le projet "Indigestion social" de Nicolás Sebastien Diaz et développe une performance intitulée « El exilo por dentro ». Dans les rues de Bogota, elle prend la parole sur son histoire et partage avec émotion les douleurs du passé. Elle n’est pas seule, beaucoup d’autres femmes sont présentes et crient, crachent, expulsent à leur tour leur parcours de victimes.

Pour Juana, ce travail lié à la mémoire s’avère être une libération

 

 Mon engagement pour l’action artistique se poursuivra grâce à la compréhension et l’acceptation du passé. Je ne suis pas une victime, je suis une survivante du conflit 

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