Initialement perçue comme acquise aux démocraties de l’Ouest, Daw Aung San Suu Kyi a assumé son rapprochement de la Chine depuis l’élection de son parti la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) au pouvoir, en 2015. Le divorce avec l’Europe et les Etats-Unis a ensuite été consommé avec la crise des Rohingyas en 2017, pendant laquelle plus de 700 000 musulmans rohingyas ont fui au Bangladesh voisin par peur des persécutions et des exactions perpétrées par l’armée birmane, milliers de morts à la clef. Accusée de ne pas intervenir dans ce qui a été qualifié de « génocide » par divers pays et par un rapport des Nations Unies, la Prix Nobel de la Paix 1991 multiplie depuis les visites dans des pays à régimes semi-autoritaire, autoritaire ou à parti unique, et évite les gouvernements qui se sont montrés critiques envers elle.
La Chine remplit favorablement l’ensemble de ces critères – régime autoritaire, parti unique et absence totale de critiques - et ce n’est pas un hasard si le ministre chinois des Affaires Etrangères Wang Yi s’est fendu d’une visite officielle en Birmanie afin d’y rencontrer Aung San Suu Kyi et d’autres officiels birmans les 7 et 8 décembre 2019, à la veille du départ de la Conseillère d’état pour les Pays-Bas afin de défendre son pays dans la plainte déposée contre lui pour « génocide » par la Gambie devant la Cour internationale de justice.
« Les Chinois voulaient savoir si Daw Aung San Suu Kyi était à la solde des Etats-Unis, ou quelque chose comme ça… Si son idéologie et ses pensées avaient été ‘westernisées’. Ils se sont vite aperçus qu’elle est plutôt indépendante », analyse Han Tha Myint, membre du comité exécutif central de la LND. « Les Chinois nous disent qu'ils ne sont plus comme avant, alors ils nous ont invités et nous ont montrés », explique Aung Shin, ancien prisonnier politique et membre de la LND, qui a pris part à au moins une dizaine de voyages officiels en Chine depuis 2013. Pendant les trois années passées, ce sont au moins 20 délégations de la LND qui se sont rendues en Chine, reconnaît le porte-parole du parti, Myo Nyunt. Selon les membres de la LND, Pékin utilise simplement ces visites pour présenter son approche en matière de projets d’infrastructure, rien d’autre.
Le plus controversé de ces projets étant celui du barrage hydro-électrique de Myitsone, totalement rejeté par les populations locales et plus généralement la population de toute la Birmanie, dont toutes les études d’impact environnemental sérieuses prouvent les dangers et questionnent tant le rendement que l’utilité et qui est devenu un symbole de l’opposition aux projets d’infrastructure chinois. Le chantier de 3.6 milliards de dollars, commencé en 2008 et situé à la jonction de deux grandes rivières, là où se forme l’Ayeyarwady, le fleuve emblématique du pays, a été interrompu en 2011 par le Président Thein Sein en réponse aux protestations, manifestations et actions des habitants de l’état Kachin. Le fonctionnement du barrage entraînerait le déplacement de plus de 11 000 personnes, l’engloutissement de terres agricoles et un bouleversement de l’approvisionnement en eau dans un pays sujet à la sécheresse. En plus de ces conditions critiques, 90% de l’électricité générée est destinée à la Chine, tandis que plus de 50% des birmans ne sont toujours pas connectés au réseau électrique national.
Exemple type du soft power à la chinoise, en octobre 2018 une délégation de neuf membres de la LND a visité au moins cinq barrages érigés sur le Fleuve Jaune en Chine. Trois participants ont reconnu qu'ils avaient l'impression que le voyage était payé par la State Power International Corporation (SPIC), l'entreprise publique chinoise à l’origine du projet de Myitsone. « Ils nous ont montré non seulement les barrages mais aussi tout ce qui a été réalisé en faveur des villageois locaux », a déclaré Tin Aye, un député régional kachin de la LND. « Je ne suis pas le décideur, mais je pense aujourd’hui que cela vaut la peine de réaliser le barrage de Myitsone », estime-t-il désormais. A noter que l’International Finance Corporation, un membre de la Banque mondiale, ne procède pas autrement et que les barrages qu’elle soutient mordicus dans l’état de Shan sont largement aussi douteux et contestés que celui de Myitsone sans que cela fasse hurler les Occidentaux. Il faut dire que ces barrages sont mis en œuvre par des Suisses, des Norvégiens, des Australiens, des Thaïlandais, des Japonais…
A Yangon, un important projet d’urbanisme proposé par la China Communications Construction Company (CCCC) en mai 2018 pour développer la ville a rencontré l’opposition des députés locaux, opposition fondée sur la superficie de terrain que la ville accordait au projet, sur l’inégalité du partage des revenus entre les acteurs – la CCCC se taillant la part du lion - et la topographie du terrain, sujet aux inondations. En quelques mois, un voyage officiel était organisé et les députés de la région de Yangon se rendaient en Chine en septembre 2018, où ils rencontraient des représentants de la CCCC et visitaient son port de Yangshan, près de Shanghai, d’après le témoignage de deux participants et des publications Facebook de la visite.
Basée à Pékin, CCCC est l'une des plus grandes entreprises au monde, spécialisée dans les projets d'infrastructure de transport. Mais comme souvent dans ce genre de secteurs, l’entreprise et ses filiales vont de controverses en polémiques un peu partout où elles opèrent, y compris en Chine, mais surtout aux Philippines, au Sri Lanka, en Malaisie, au Bangladesh, en Thaïlande, au Canada, en Australie et au Kenya. CCCC a ainsi été sanctionnée par la Banque Mondiale pour huit ans, entre janvier 2009 et janvier 2017, en raison de pratiques d'appel d'offres frauduleuses dans la phase 1 du projet d'amélioration et de gestion des routes nationales au Philippines.
Mais comme tous les bénéficiaires de ces pratiques de voyages d’études – courantes également des côtés européens et américains - les dirigeants de la LND affirment ne pas être influencés par ces visites officielles qui, selon eux, sont avant tout des occasions d'apprentissage. « C'est de la persuasion dans l'intérêt de leur projet. Nous le comprenons parfaitement. Ils nous ont mis dans de bons hôtels, nous ont offert de bons repas », a déclaré Sandar Min, une députée LND connue pour son franc-parler et qui était du voyage « CCCC ». Cette visite ne l’empêchera cependant pas d’exprimer ses inquiétudes concernant le projet, d’après ses dires, et elle lui a permis de réfléchir au modèle de développement chinois, qui contraste avec les protestations qui accueillent souvent les projets en Birmanie. « Leur pays s'est développé très rapidement en 20 ans et même les routes sont devenues très bonnes. Est-ce à cause de leur système politique à parti unique ? Dans leur pays, s'ils réalisent un projet, personne ne s'y oppose. » Et Myo Yan Naung Thein, éminent chercheur appartenant à la LND, d’affirmer que « les politiciens birmans ne sont pas stupides. Nous pouvons gérer la Chine ». Exactement le genre de naïveté que suscite un soft power réussi…