Qu'est ce qui peut être dit et qu'est ce qui ne peut l'être ? Dans les chansons, sur les réseaux sociaux, en concert ? Le débat sur la liberté d'expression agite l'Espagne suite notamment à de nombreuses condamnations controversées, infligées récemment à des artistes ou des internautes, sur la base du délit d'apologie du terrorisme ou de la haine.
C'est dans ce contexte que vendredi dernier, Evaristo Páramos, ancien chanteur de La Polla Records et désormais leader du groupe Gatillazo, aurait été arrêté pour avoir insulté la Guardia civil lors d'un concert, en Andalousie. Les agents l'ont interpellé pour infraction à la loi de la sécurité urbaine et il encourt une amende dont le montant oscille entre 100 et 600 euros. C'est le dernier épisode d'une série qui s'allonge, sous fond de crise catalane : la justice et l'Etat n'ont jamais autant été assimilés à la répression.
Ainsi, en février dernier, le rappeur José Miguel Arenas Beltran, plus connu sous le nom de Valtonyc, avait déjà été condamné à trois ans et demi de prison par la Cour Suprême espagnole pour glorification du terrorisme, menaces et insultes graves à la Couronne, en lien avec les paroles de seize de ses chansons. La Cour avait alors rejeté les arguments de la Défense évoquant la liberté d’expression et la création artistique et avait souligné que le langage du rappeur était extrême, provocateur et symbolique. Il avait jusqu'à jeudi dernier pour se livrer à la justice mais aurait fui d'Espagne pour se réfugier, selon le parquet, "dans un pays de l'Union européenne". Visé depuis par un mandat d'arrêt international, il est soutenu par des personnalités allant de l'ex président catalan Carles Puigdemont -exilé en Allemagne- à l'acteur Javier Bardem, activiste engagé au nom de nombreuses causes. Une affaire qui apporte de l'eau au moulin de ceux qui estiment que l'Etat et la justice espagnols fonctionnent main dans la main dans la répression de tout ce qui peut remettre en cause certains symboles, comme la patrie, la royauté ou le culte religieux.
Kissinger a offert un morceau de la lune à Carrero Blanco, l'ETA lui a payé le voyage
De fait, la condamnation de Valtonyc fait suite à une longue liste de polémiques liées à la liberté d'expression. A l'instar du rappeur Pablo Hasel, condamné le 2 mars à deux ans de prison, pour glorification du terrorisme et insultes à la Couronne, dans plusieurs tweets et les paroles d'une de ses chansons, "Juan Carlos el Bobón". Ou de l'affaire Cassendra Vera, une étudiante de Murcie accusée de glorification du terrorisme suite à des tweets sur le meurtre de Carrero Blanco, ancien franquiste assassiné en 1973 lors d'un attentat de l'ETA. Elle avait été condamnée en 2017 à un an de prison pour humiliation aux victimes du terrorisme, pour des écrits en 140 caractères du style : "Kissinger a offert un morceau de la lune à Carrero Blanco, l'ETA lui a payé le voyage" (en référence à l'envol que la bombe, placée sous le véhicule de la victime, lui a fait réaliser). Si l'internaute a finalement été absoute en mars dernier, il n'empêche que dans le pays de Charlie Hebdo on a vu des blagues plus cruelles, voire moins drôles, passer sans faire réagir les intéressés, ni menacer ses auteurs à des séjours derrière les barreaux. Dernièrement c'est l'acteur Willy Toledo qui fait l'objet de poursuites en justice, pour délit contre le sentiment religieux, suite à la publication sur son compte Facebook, le 5 juillet 2017, d'un texte particulièrement virulent à l'égard du christianisme, mais reflètant une opinion toute personnelle. Il a refusé à deux reprises de se présenter devant la justice au cours de ce printemps et le processus judiciaire, fortement médiatisé, pourrait bien en faire un nouveau symbole.
L'Espagne épinglée par la CEDH et Amnesty International
Est-ce alors un hasard si Amnesty International a épinglé l'Espagne dans son rapport annuel sur la situation des droits de l'Homme, publié le 21 février ? L'association y dénonce le recul de la liberté d'expression dans le pays en 2017, avec la restriction du droit à la réunion pacifique ainsi que les réactions qu'elle juge "disproportionnées" de la part du gouvernement vis à vis de la crise catalane, dénonçant également "l'usage excessif de la force" lors des charges policières, ou le régime de prison préventive imposé depuis plus de trois moins à certains dirigeants indépendantistes. "Donner de la voix est devenu chaque fois plus périlleux sur les réseaux sociaux. On assiste à la criminalisation de paroles de chansons et de simples jeux de mots" dénonce le directeur de la section espagnole d'Amnesty International, Esteban Beltran.
Dans un rapport intitulé "Tweete... si tu l'oses", l'ONG met en lumière la façon dont "les lois antiterroristes restreignent la liberté d'expression en Espagne". En 2016 et 2017, 66 personnes ont été condamnées pour apologie du terrorisme, soit plus du double qu'entre 2011 et 2015. Presques toutes (92%) pour des déclarations, des chansons de rap ou des blagues cyniques au sujet de groupes terroristes inactifs (ETA).
La Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) a quant à elle condamné le 13 mars l'Espagne à dédommager deux hommes jugés en 2007 pour avoir brûlé, encagoulés, un portrait géant de l'ancien roi Juan Carlos et de la reine Sofia lors d'une manifestation contre la visite du couple a Gérone. Ils avaient été condamnés à 15 mois de prison chacun pour "injure à la couronne" et même si la peine a été commuée en amende de 2.700€ chacun, la Cour de Strasbourg a estimé que les actes étaient couverts par la liberté d'expression. Le royaume doit donc rembourser les deux hommes et leur verser 9.000€ de dommages et intérêts. Selon Ignacio Gonzalez, le porte parole de l'association espagnole Juges pour la Démocratie, "l'arrêt pourrait avoir des répercutions sur les peines prononcées à l'avenir en Espagne". En attendant, dans une société particulièrement polarisée et où le sceau de la censure a laissé des souvenirs encore récents, la question divise et laisse entrevoir certaines lignes de faille, de part et d'autre desquelles on a l'impression que deux Espagnes, avec des critères et des valeurs distinctes, posent les limites de ce qui peut être dit ou ne peut l'être.