Pressions du pouvoir, harcèlement sur les réseaux sociaux… Alors que l'Etat central devrait prendre le contrôle de la télévision régionale TV3, les journalistes de tous bords et de tous pays sont la cible des passions et des pressions pro ou anti indépendantistes. Reporters Sans Frontières (RSF) a publié un rapport la semaine dernière dans lequel l’organisation dénonce les atteintes à la liberté des médias.
Les témoignages ne manquent pas chez les journalistes et correspondants catalans, espagnols et internationaux, et reflètent un certain ras-le-bol. Impossible de rendre compte d’un événement sans devenir la cible d’un camp ou de l’autre. D’autant que sur la question catalane, les deux partis, pro et anti-indépendantistes, réagissent avec la même virulence, notamment sur les réseaux sociaux. Selon Pauline Adès-Mevel, responsable du bureau UE-Balkans de RSF, ces impétuosités à répétition sont dues à la “polarisation de la politique et de la société catalanes”. La société civile, mais aussi certaines instances dirigeantes, ou certains acteurs de ces instances, ont leur part de responsabilité dans une situation devenue carrément étouffante pour la presse.
La pression et l’intimidation venue d’en haut
De part et d’autre de la crise institutionnelle, des procédés douteux ont été utilisés à l’encontre des professionnels de la presse, rapporte le rapport RSF. Il condamne ainsi fermement les actes de violence perpétrés le 1er octobre à l’occasion du référendum controversé, par la police nationale... envers la presse. A l’instar de Xabi Barrena, d’El Periódico de Catalunya, qui a été frappé à plusieurs reprises par les forces de l’ordre tandis qu’il tentait de filmer les interventions policières à l’école Ramón Llullau, au centre de Barcelone. Mais la sphère du pouvoir de la Generalitat a elle aussi été le sujet d’un certain nombre de plaintes. Le rapport relève ainsi que des responsables politiques indépendantistes se permettent d’interpeller et de corriger, voire de discréditer les journalistes publiquement. "Ce que dit et pense Juncker est en fait ce que Bea Navarro estime qu’il dit et pense" a ainsi tweeté le responsable de la communication externe de la Generalitat à propos d’un article de Beatriz Navarro pour La Vanguardia, qui s’appuyait sur les propos du président de la Commission européenne. Or, le problème avec les commentaires désobligeants issus de sources institutionnelles, c’est qu’ils légitiment la société civile à les imiter, à commenter à tort ou à raison, souvent à tort et à travers, le moindre propos. A ce petit jeu, les limites de la courtoisie sont au passage bien vite dépassées. Bienvenue dans l’univers des trolls et de l’insulte à gogo.
Le “cyber-hooliganisme” dénoncé par les correspondants français en Espagne
Les attaques sur les réseaux sociaux dirigées à l’encontre des journalistes touchent toutes les tendances idéologiques et partis politiques, mais la passion du sentiment nationaliste semble provoquer des réponses parfois violentes. Une erreur du journaliste catalan Cristian Segura, sur El Pais, sur des propos concernant le référendum, lui a ainsi valu un lynchage de 3 jours sur les réseaux sociaux. Certains correspondants étrangers se plaignent également d’être corrigés et remis en question dans leur profession en continu. D’autant que l’analyse des media français sur la question catalane est passé à la loupe. Sandrine Morel, correspondante du Monde, en fait l’expérience avec un article sur TV3, la télévision catalane. "On se calme ou je fais un article sur le lynchage sur les réseaux sociaux" ironise-t-elle sur Twitter avec un certain sens de l’à-propos, face à l’alluvion de critiques versées sur le réseau. "Menaces de piratage d'Equinox, menaces virtuelles en tout genre, la violence envers les journalistes monte d'un cran" tweetent le même jour nos confrères d’Equinox radio, à Barcelone. Henry de Laguérie, correspondant pour Europe 1 et la Dépêche du Midi, rapporte dans un autre tweet : “Cette mère de famille que je ne connais pas qui me lance dans la manif “tu tiempo aqui se acaba”” [Ton temps ici se termine]. Son confrère du Figaro, Mathieu de Taillac, lui répond “Tout mon soutien, Henry. Sale temps pour les journalistes en Catalogne, y compris étrangers”.
Vous êtes une grosse merde et encore je suis polie
Dans un contexte pareil, le choix d’un camp par les médias devient obsédant pour certains, “le terme 'neutralité' est devenu un gros mot” affirme Julia Macher, correspondante allemande en Espagne. Lepetitjournal.com n’est pas en reste. Et le cas de notre media n’est pas inintéressant : sensibilisé au risque d’être accusé de partisanisme sur la question, nous avons fait le choix sur Facebook, de ne relayer presque exclusivement que les dépêches de l’AFP que nous recevons sur notre site. Ce qui n’aura pas empêché certains internautes, en réaction à nos publications, de nous taxer d’amateurisme. Ou de recevoir ce genre de commentaires : "Propagande du Parti populaire espagnol, de Vox, de C's et de la Phalange espagnole" ou bien encore : "Menteurs sur toute la ligne vous êtes des vendus aux séparatistes et des manipulateurs. Il faudrait vous poursuivre légalement car vous êtes malhonnêtes !! Honte sur vous qui n'avez pas de dignité pour vous faire appeler journal, même petit, ni journalistes, une grosse merde et encore je suis polie!!". Oriol Guëll, journaliste à El Pais, a démontré que la communauté auteure de remarques désobligeantes, insultes et menaces s’organise de manière efficace. Grâce à une entreprise spécialisée, il a découvert que quelques comptes Twitter proches du PDCAT, parti indépendantiste européen, ont suffi pour mener une campagne de lynchage auprès d'Ada Colau, Maire de Barcelone, pour retirer il y a quelques mois, une exposition jugée inappropriée par ce groupe d’individus.
Une conséquence inquiétante : l’auto-censure
La liberté d'informer en Catalogne est devenue une mission risquée et complexe selon Pauline Adès-Mevel. Beaucoup de journalistes et correspondants saturent sous le poids et l’intensité de la tâche. Jordi Evole, journaliste catalan, affirme ainsi que le harcèlement a eu un impact sur sa pratique professionnelle : “J’écris avec la peur au ventre, trop inquiet du qu’en-dira-t-on”. Le journaliste s’est tout de même remis en question après une conférence sur le sujet avec des confrères : “J’ai alors pensé que, malgré le lynchage que nous vivions au quotidien, nous étions peut-être en train de faire toute une montagne des remarques désobligeantes qu’on recevait”. Pourtant, RSF insiste : s’il faut vivre au quotidien avec le cyber-harcèlement, l’auto-censure est une ligne rouge à ne pas dépasser.