Les deux principaux groupes militants qui forment la contestation antigouvernementale thaïlandaise avouent être arrivés à un tournant dans leur combat, mais entendent bien continuer la lutte
Alors qu'ils paradaient dans un centre commercial de Bangkok en crop top parodiant le roi de Thaïlande, les manifestants se sont bien faits remarquer au milieu de la foule de consommateurs en ces fêtes de fin d’année.
Ils ont suscité des regards appuyés, des sourires, des acclamations muettes. Mais la poignée de militants était loin des rassemblements de plusieurs dizaines de milliers de personnes des mois précédents qui ont donné du fil à retordre au gouvernement de Prayuth Chan-O-Cha et ont brisé un vieux tabou qui interdisait depuis des décennies toute critique en public de la monarchie.
Après cinq mois de manifestations de rue qui ont ébranlé l'establishment thaïlandais et le conservatisme duquel il tire sa force, les figures de proue de ce mouvement contestataire et progressiste qui a su s’approprier à merveille les tactiques des manifestations de Hong Kong avouent qu'elles se trouvent aujourd’hui à un tournant.
Il y a des désaccords sur la stratégie, la fatigue, les innombrables plaintes portées contre les militants, et maintenant une épidémie de coronavirus qui pourrait compliquer les rassemblements de masse.
"Je pense que la plupart des gens sont épuisés", estime Parit 'Penguin' Chiwarak, 22 ans, qui fait partie des meneurs du défilé en crop top. Il souligne aussi que les examens à la fin du trimestre universitaire ont fait que les étudiants ont eu du mal à suivre les manifestations.
"Nous réessayerons l'année prochaine", a-t-il déclaré à Reuters. "Nous ne nous arrêterons pas quoi qu'il arrive."
La porte-parole du gouvernement, Rachada Dhnadirek, a déclaré que les autorités n'étaient pas contre le fait que les manifestants expriment leur point de vue, mais qu’en raison de l’augmentation des cas de coronavirus, il n’est pas raisonnable d’organiser de grands rassemblements pour quelque raison que ce soit pour le moment.
La sortie en crop top, qui rappelle des photos du roi Maha Vajiralongkorn en Allemagne prises par des tabloïds locaux lorsqu’il était encore prince, montre toutefois à quel point la discussion sur ce qui concerne la monarchie a évolué en Thaïlande.
Il n’empêche que les divisions entre les differents groupes de manifestants se font plus évidentes alors qu'ils discutent de la meilleure façon de maintenir leur pression l'année prochaine pour faire tomber le Premier ministre et ancien chef de la junte, Prayuth Chan-O-Cha, réécrire la Constitution et limiter les pouvoirs du roi.
Les deux principales factions sont celle des étudiants manifestants liés à l'Université Thammasat, qui comprend notamment Parit et Panusaya 'Rung' Sithijirawattanakul, et le groupe Free Youth, qui avait lancé les manifestations en juillet.
Parit et Panusaya, 22 ans, ont pris quelques distances vis-à-vis du lancement du mouvement Restart Thailand de Free Youth, dont le logo reprenait le marteau et la faucille communiste.
Les détracteurs de Restart Thailand craignent que l’aura communiste dans laquelle se drape Free Youth ne dissuade nombres de personnes dans un pays qui a combattu sur son propre sol l’avancée communiste et a été témoin des ravages de l’idéologie dont ses voisins peinent à se relever ou souffrent encore.
"Beaucoup de gens sont confus", souligne le manifestant Kent Ruqsapram, qui avait brandi une pancarte lors d’un événement disant : "Nous nous battons pour la démocratie, pas pour le communisme".
Des voies différentes
Quoiqu’il en soit, la jeune Jutatip Sirikhan, de Free Youth, a annoncé que le groupe se concentrerait sur sa propre campagne l'année prochaine.
"Nous voulons élargir la participation à toutes les catégories, qu'il s'agisse d'ouvriers, d'agriculteurs ou de ceux qui n'ont pas accès à l'aide sociale", a-t-elle déclaré à Reuters.
Ce n'est pas la première fois que des divergences apparaissent et les deux groupes affirment qu'ils poursuivent les mêmes objectifs : briser l'emprise sur le pouvoir de l'armée et du palais.
"Les deux vont toujours dans la même direction, utilisent simplement des moyens différents", explique Arnon Nampa, 36 ans, un avocat spécialisé dans les droits de l'homme qui avait déclaré plus tôt qu'il visait à intensifier les efforts en direction d’une réforme de la monarchie l'année prochaine alors que la campagne pour le changement se poursuit.
"Plus cela durera, plus les gens comprendront les problèmes et prendront parti - comme l'eau qui érode les rochers", a-t-il dit à Reuters.
Mais le moins que l'on puisse dire est qu'il n’y a pas eu de grandes avancées sur les demandes fondamentales.
Prayuth a rejeté les appels à sa démission, la discussion sur la Constitution se déroulera selon les conditions du gouvernement et le Palais royal s'est lancé dans une vaste campagne de relations publiques plutôt que d'envisager toute possibilité de changement.
"Les manifestations s'essoufflent", a déclaré à Reuters Warong Dechgitvigrom, 59 ans, du groupe royaliste Thai Pakdee. "Le gouvernement peut simplement laisser le mouvement mourir de lui-même."
Les royalistes sont à l'origine d'une vague d'accusations de lèse-majesté contre les dirigeants de la manifestation - avec un effort coordonné selon Warong Dechgitvigrom pour déposer des plaintes auprès de la police pour des accusations pouvant entraîner jusqu'à 15 ans de prison.
N'importe qui peut porter ce genre de plainte pour insulte envers la monarchie.
Au moins 35 militants font à ce jour face à des accusations de lèse-majesté - pour beaucoup les charges sont multiples, selon les données de Thai Lawyers for Human Rights: Parit à lui seul fait face à huit accusations. Le total des charges portées contre l’ensemble des militants se comptent désormais par centaines, y compris des accusations de sédition, crimes informatiques, rassemblement illégal et violation des restrictions relatives aux coronavirus.
"Cela peut prendre beaucoup de temps, de ressources et d'énergie", estime Tattep 'Ford' Ruangprapaikitseree, 23 ans, de Free Youth, qui fait face à six accusations, dont la lèse-majesté et la sédition. "Ce serait un mensonge si je disais que je ne me suis pas découragé parfois."
Comme d'autres manifestants, il n'est pas détenu, mais fait l'objet d'une enquête policière qui doit déterminer s'il y a suffisamment de preuves pour le juger.
Réponse inédite de la monarchie
La Thaïlande se trouve actuellement confrontée à une recrudescence de cas d’infection au coronavirus, avec un cluster signalé dans la province de Samut Sakhon – de quoi décourager les rassemblements de masse.
"Nous nous sommes battus pendant la pandémie et l'avons fait sans propager le virus", souligne Parit. "Nous pouvons faire plus en ligne."
Comme à Hong Kong, la mobilisation en ligne a été l’une des caractéristiques des manifestations organisées par les jeunes en Thaïlande.
Cependant, parvenir à montrer un soutien tel que cela forcerait le changement dans le monde réel est un plus gros défi. Les élections provinciales du 20 décembre ont réinstallé les politiciens de l'establishment malgré le fait qu'ils se trouvaient pour la première fois en lice avec le mouvement progressiste soutenu par la jeunesse.
Et dans le même temps le Palais Royal déroule sa propre riposte.
Alors qu’il passait le plus clair de son temps en Allemagne, y compris durant l’épidémie, le roi Vajiralongkorn a lancé en octobre une contre-offensive pour redorer son image, multipliant les visites et bains de foules, entouré de la reine Suthida, de ses deux filles et de sa concubine, Sineenat Wongvajirapakdi.
Que ce soit dans ses adresses à la foule ou sur ses dédicaces de photos, le mantra est l'unité nationale sous la monarchie.
"La monarchie et le peuple sont inséparables", a déclaré le roi lors d’une récente apparition publique.
Même si les foules de royalistes sont le plus souvent bien moins importantes que les grands rassemblements antigouvernementaux, les apparitions du roi sont diffusées tous les soirs au journal télévisé de la royauté encore très suivi par les Thaïlandais d’un certain âge.
"Cela leur a valu de gagner le cœur et l’esprit de nombreux Thaïlandais", explique Termsak Chalermpalanupap, chercheur invité à l'Institut ISEAS-Yusof Ishak de Singapour.
Après son absence remarquée sur la majeure partie de 2020, le retour du roi en Thaïlande en octobre a marqué le début d'une succession d'apparitions. Reuters a dénombré plus de 40 événements, dont plus d'une douzaine ont vu le roi parler directement à des gens dans la foule, du jamais vu.
Pour les manifestants, cela montre bien qu'ils ont un impact et qu'ils doivent continuer même si cela doit prendre des années pour aboutir aux changements voulus.
"Vous pensez que le gouvernement n'a pas répondu, mais il l'a fait", rétorque Arnon Nampha. "Le roi qui effectue des visites inédites est une réponse. Le gouvernement utilisant la loi pour supprimer ou faire taire l’expression est une réponse."
"Le feu a pris. Il continuera de brûler", conclut-il.