Aujourd’hui se tient la Journée Mondiale de l’Afrique. A ce titre, nous avons demandé à nos lectrices et collaboratrices, d’origine sénégalaise ou nées au Sénégal, tout âge confondu, de participer via des nouvelles et poèmes à l’expression de la beauté de l’Afrique.
Focus sur Béatrice Bernier-Barbé
Béatrice a 36 ans. De nationalité française, née au Sénégal, elle a passé la majorité de sa vie en Afrique : Sénégal, Côte d'Ivoire, Gabon. Après quelques années en France et des études littéraires, elle a fait le choix de revenir vivre en Afrique, sa terre de naissance.
Depuis de nombreuses années, elle travaille en milieu scolaire avec des enfants et des adolescents. Passionnée par le monde de l'enfant, elle s'est formée au suivi émotionnel et pédagogique des jeunes aux besoins spécifiques ainsi qu'au mieux-être et bien-vivre de l'enfant et l'ado en général.
Depuis toujours, Béatrice a deux autres passions, le monde de l'écriture et l'Afrique. Pour l'occasion, elle a rédigé une nouvelle que nous vous invitons à découvrir ci-dessous.
Propos recueillis par Balthazar Cano
Le voyage d’une vie
- Sarah. Sarah, réveille-toi. Nous sommes arrivées.
Quelle heure est-il ? Où suis-je ? Pourquoi ai-je si chaud ? Autant de questions sans réponses imminentes qui tourbillonnent dans ma tête. Peu à peu, je reprends mes esprits. Nous sommes vendredi. La douce voix qui vient de me réveiller est celle d’Awa, ma sœur de cœur, mon amie de toujours. Nous venons d’arriver à Toubakouta. L’air est chaud et humide, nous sommes au mois de juillet.
Le taximan, Malick, vient de stopper sa 404 break sur le parking du campement dans lequel nous avons réservé une chambre.
- « Je vous récupère quand ? » nous demande Malik. Je m’entends lui répondre : « Aucune idée ».
- « Ok, vous m’appelez alors ». « Oui Malick, on t’appellera. On ne va pas rentrer à pieds jusqu’à Dakar, toi aussi. » Il se met à rire et remonte dans sa voiture, près à repartir sillonner les routes de la sous-région.
Nous remercions notre chauffeur d’un jour, récupérons nos sacs à dos dans le coffre de sa voiture et nous présentons au comptoir du campement pour nous soulager de quelques billets et récupérer la clé de notre chambre. Le réceptionniste nous informe que la pirogue que nous avons réservé partira dans une heure ; le temps pour nous de nous changer et de faire un brin de toilettes.
La chambre est sommaire mais propre. Elle est composée de deux lits une place avec moustiquaires, une petite armoire de rangement, et une salle de bain. Au mur, au dessus des lits, est accroché un masque. Je déteste les masques depuis ma plus tendre enfance, quelque soit leur histoire ou leur origine. Dans un autre registre, j’ai également les clowns en horreur. Les deux sont peut-être liés, qui sait. Je demande à Awa si ça ne la dérange pas que je le mette ailleurs. Elle rit de bon cœur. Elle me connaît depuis tellement d’années. « Non, vas-y » me répond t’elle. Il finit au fond de l’armoire, loin de ma vue.
Lorsque nous arrivons près du ponton du campement où accostent les bateaux, le piroguier est déjà là. Il nous attend tout en contemplant l’immensité des bolongs. Il est grand et fort. Sa peau burinée par le soleil et le sel semblent sur le point de se craqueler. Le plus surprenant, c’est son regard. On dit que les yeux sont le regard de l’âme. Les siens sont verts bouteille, comme délavés par les vents de la plaine. Nous le saluons en wolof. Il nous répond en français et se présente. Il s’appelle Samba. Une fois embarquées et installées dans la pirogue, il nous demande : « Vous êtes sûres de vouloir aller sur cette île ? Ce n’est pas un endroit pour une toubab là-bas, sans vouloir te vexer. »
- « Je n’ai pas le choix. Je dois faire ce voyage. Et non, tu ne me vexes pas. Et toi, d’où te viennent tes yeux clairs ? »
- « C’est mes ancêtres qui m’en ont fait cadeau. Ce sont des yeux spéciaux qui me permettent de voir la nuit et de ne jamais me perdre. » Puis, il éclate de rire ! Nous rions avec lui de bon cœur.
La traversée se passe sans encombre. Au fil de l’eau, nous découvrons les villages installés sur les berges du fleuve Saloum. Nous dépassons l’île de Missira. De temps en temps, des enfants nous font un signe de la main en guise de salue, auquel nous répondons volontiers. Il est midi et le soleil frappe la moindre partie non couverte de mon corps. La douche prise une heure plus tôt ne sert déjà plus à rien. Il n’y a pas d’ombre sur la pirogue de Samba. Grâce au ciel, ou pas, nous sommes bientôt arrivés à destination. Je me tourne vers Awa et lui dit « Mis à part que la région est magnifique, je me demande ce que je fais ici, tout de suite, maintenant ! » « Tu es venue chercher des réponses à tes questions », me répond t’elle avec douceur et conviction. Je hoche silencieusement de la tête tout en continuant de penser à ce qu’elle vient de me dire.
Samba nous montre l’île. Elle est à peine à quelques mètres de nous maintenant. Il rapproche la pirogue autant qu’il peut afin d’éviter que nous soyons toutes trempées dès l’arrivée. Un enfant attend sur la rive. Il doit avoir dans les dix ans. Il porte un pagne de couleur vive autour de la taille. J’ai rarement vu d’aussi belles couleurs. Il nous sourit et acquiesce de la tête, comme s’il nous attendait sur cette plage depuis une éternité. Personne à par Awa et moi ne sait que nous avons entrepris ce voyage, du moins, je crois.
Samba nous explique qu’il n’est pas autorisé à rester sur l’île. Il nous attendra sur Missira et en profitera pour déjeuner un bon tiep avec des cousins éloignés. Je lui demande, un peu angoissée « Comment sauras-tu que c’est le moment de nous récupérer ? » « Ne t’inquiètes pas pour ça, je le saurais. » Il semble tellement sûr de lui que je n’insiste pas.
Nous allons à la rencontre du jeune garçon qui n’a pas bougé. Il nous salue et se présente. Il s’appelle Moussa. « Venez, dit-il. Elle vous attend. » Puis il se met en marche. J’attrape discrètement Awa par le bras et demande : « C’est quoi ce délire ? Elle nous attend ? Comment peut-elle nous attendre ? Elle ne sait même pas qui nous sommes. » Mon cœur bat très fort dans ma poitrine. Je l’entends résonner jusque dans mes tempes. J’ai l’impression que je vais tomber. « Si nous avons pu poser nos pieds sur cette île, c’est que nous sommes les bienvenues. Tout va bien. Gardes ton calme, arrêtes de penser et ressens », me répond t’elle. Nous continuons notre marche silencieuse derrière notre guide juvénile. Nous quittons la plage et nous enfonçons dans la végétation verdoyante sur environs huit cent mètres. Enfin, nous atteignons le village de Moussa. La communauté vient à notre rencontre et nous offre un accueil très chaleureux. Les visages sont souriants. Ouf, nous sommes les bienvenues et cette démonstration de sympathie en est la preuve. Mon cœur se calme, enfin.
Nous sommes bien loin de la civilisation dakaroise, de ses bruits mécaniques et de sa pollution. Ici, tout est calme. La nature a conservé ses droits, elle y est luxuriante. Le village ne s’est pas imposé à elle, il l’a respecté et épousé, et elle le lui rend bien. En place centrale, est construite une case, plus grande que les autres. Une fois de plus, Moussa nous emboite le pas et nous dit de le suivre. Nous nous déchaussons et rentrons dans cette case. La lumière y est douce et une odeur d’encens et de mangue s’en dégage. Il y fait frais par rapport à la température extérieure. Seul quelques nattes tressées recouvrent le sol par endroit. Le temps que mes yeux s’habituent au changement de lumière, je n’ai pas remarqué sa présence mais je l’ai ressenti, je sais qu’elle est là, quelque par dans cette pièce. Je tourne mon regard vers la gauche et enfin, je l’aperçois. Elle tend un bras vers nous pour nous inviter à nous asseoir en face d’elle. Moussa nous sourit et s’en va. Avec Awa, nous prenons place et restons silencieuses. Je ne sais pas si je dois parler ou me taire. Finalement, c’est elle qui rompt le silence d’un simple bonjour qui résonne longtemps à mes oreilles. « Appelez-moi Mame ». Je réalise qu’elle parle le Français et avant même que j’ai eu le temps de lui répondre, elle me dit « Oui, je parle le Français… et bien d’autres langages. » De nouveau, je ne sais pas si je dois parler ou me taire. Sa voix est jeune, tout comme elle d’ailleurs. Cette femme doit avoir la trentaine à tout casser. Elle ne colle pas du tout avec l’image que j’avais pu me faire d’elle : une vielle femme ridée et voûtée par le poids des ans. Cette image me revient en mémoire et à ce moment-là, je la vois sourire et me dire : « Tu n’es pas la première qui avait cette image de moi ». Quelque chose de complètement dingue est en train de se passer. Cette femme est dans ma tête ! « Non, je suis dans ton cœur, pas dans ta tête. Tu écoutes trop ta tête mais pas assez ton cœur et ton corps. C’est pour cela qu’ils sont malades, comme deux orphelins, abandonnées par leur mère. » Elle sait ! Comment peut t’elle savoir ?
Puis, elle remercie Awa de m’avoir accompagné jusqu’à elle et lui demande d’attendre dehors que nous finissions. Finir quoi ? Qu’avons nous commencé ? Où en sommes nous ? Je suis perdue. « Tu auras le sentiment d’être perdue tant que tu voudras te rattacher à ce que tu peux voir, sentir, entendre ou dire. » A force de fonctionner et non de vivre, tu as rendu ton corps malade ; ton cœur souffre et ton cerveau ne sait plus quelle direction prendre. Tu ne peux plus fonctionner ainsi et c’est pour cela que tu es venue aujourd’hui à ma rencontre, toi-même tu sais. » Je ne réponds pas, je hoche simplement la tête. Je n’ai pas besoin de parler, juste d’écouter sa voix douce et apaisante. Tout ce qu’elle me dit s’impose à moi, telle une évidence si souvent bafouée.
« Dans cette vie, ta peau est blanche et ton cœur est africain. Tu es née et as grandi sur cette terre, berceau de l’Humanité et chargée par la Première énergie, l’Énergie d’Afra. Sur notre continent, chaque expérience de vie est vécue plus intensément. Tu portes cette énergie première en toi, comme chacun et chacune d’entre nous. Quelque que soit la couleur de notre peau, nous sommes tous les enfants de cette terre d’Afrique. Acceptes qui tu es et tu pourras marcher vers le chemin de la guérison de ton corps, ta tête et ton cœur. Écoutes cet enfant à l’intérieur de toi qui ne demande qu’à vivre, sourire, partager et voir les vraies couleurs. Fais-toi confiance et ouvres-toi aux autres. La vie est une succession d’expériences au final. Si tu ne vis pas pleinement ces expériences, tu passeras à côté de ta vie Sarah ; et ton véhicule, ton corps, s’épuisera plus vite que prévu. Cette « TU MEURS » grise prendra le dessus sur tout le reste et il n’y aura plus assez de place pour la Lumière. Tu peux encore changer le cours de ta vie mais n’attends pas demain. Commences dès à présent. Maintenant, il est temps de partir, tu as beaucoup à faire, pour toi et pour les autres, sur cette terre et ailleurs. N’oublies jamais d’où tu viens et aies confiance en la vie. Au revoir Sarah. »
- Sarah. Sarah, réveilles toi. Il est déjà tard mon cœur.
Quelle heure est-il ? Où suis-je ? Pourquoi ai-je si froid ? Mon cœur ? Lequel ? J’ouvre un œil, puis un second. Nous sommes samedi. La voix que j’entends est celle de mon mari, penché au dessus de moi en train de m’embrasser sur le front. « Tu as bien dormi ? Tu as beaucoup bougé cette nuit. Tu as même parlé à plusieurs reprises mais je n’ai rien compris, c’était incompréhensible. Ce doit être à cause de la pleine lune d’hier soir » dit-il avec un petit sourire en coin avant de quitter la chambre.
Je trouve finalement la force de rassembler mes idées et de sortir du lit. Je tire le rideau et laisse entrer la lumière incandescente du soleil dans la pièce. Cette lumière est magnifique. Je réalise que cela fait des années que je n’ai pas pris le temps de l’apprécier à sa juste valeur. Elle réchauffe tout mon être : mon corps, ma tête et mon cœur. Légère et sereine, je me dirige vers le salon et m’installe dans le canapé, à côté de ma moitié.
« Je t’ai préparé de la mangue pour ton petit-déjeuner. Tu es sûre que tu te sens bien ce matin ? » demande un peu inquiet mon mari.
« Je penses que je ne me suis jamais sentie aussi bien en fait. Je vois les vraies couleurs. ».
Béatrice Bernier-Barbé.