C'est le plus polonais des écrivains français. Et inversement. Jean Potocki, né en 1761 dans une illustre famille de la noblesse polonaise, est passé à la postérité grâce au Manuscrit trouvé à Saragosse, roman mythique qu'il écrivit et réécrivit pendant plus de vingt ans ? en français ! Au moment où s'achève l'année du bicentenaire Potocki et alors qu'une nouvelle traduction, signée Anna Wasliewska, vient de sortir chez Wydawnictvo Literackie, voici - comme il se doit pour l'auteur d'un livre construit sous forme de décamérons successifs - dix bonnes raisons de lire ou relire le très fantasque comte Potocki.


1. Sa vie est un roman
Chevalier de l'ordre de Malte, officier de cavalerie dans l'armée autrichienne, député en Pologne, diplomate auprès du roi de Prusse, conseiller du tsar Alexandre 1er, voyageur perpétuel, reporter avant l'heure, précurseur de l'ethnologie, imprimeur, historien, homme de théâtre et romancier : le protéiforme Potocki a vécu plusieurs vies en une. D'après ses biographes, François Rosset et Dominique Triaire, les contemporains de ce touche-à-tout de génie le trouvaient « étrange ».
Au nombre de ses excentricités, figure la construction en 1790 d'une montgolfière dans son palais de Varsovie (il fallut 18 tailleurs, employés pendant plusieurs mois, pour coudre ce ballon si grand qu'il occupait trois pièces !), suivie d'un survol de la ville en compagnie de son fidèle serviteur turc.
Même son suicide n'est pas banal. Ayant sombré dans la neurasthénie, il se tire une balle dans la tête, en 1815, dans sa propriété d'Uladowka, en Ukraine orientale. Selon la légende, il aurait sculpté cette balle dans la boule d'argent surmontant le couvercle d'une théière et l'aurait fait bénir par le chapelain de son domaine. Encore plus bizarre, on retrouva près de lui une feuille sur laquelle étaient dessinées de sa main quelques caricatures fantastiques...
2. Il est culte
Alors que son œuvre abondante comporte de multiples récits de voyages, pièces de théâtre et autres essais historiques ou politiques, le Manuscrit trouvé à Saragosse est l'unique roman de Potocki, un roman qu'il se met à rédiger vers 1794 et remaniera pendant vingt ans ne l'achevant que quelques mois avant sa mort. Et contre toute attente, c'est à cet improbable ovni littéraire qu'il doit la place de tout premier plan qu'il occupe aujourd'hui dans l'histoire littéraire.
Au XXème siècle, les surréalistes y voient même le chef-d'œuvre fondateur du genre fantastique. Quelque part entre le Décaméron, Les Mille et Une Nuits et Don Quichotte, cet ensemble vertigineusement complexe de cycles narratifs combinés en séries de décamérons -ou dix journées- qui s'imbriquent les uns dans les autres pour relater plus de cent histoires différentes est aujourd'hui considéré comme un véritable livre culte qui fascine par sa modernité.
3. Il a failli disparaître de l'histoire de la littérature
Rien n'est jamais ordinaire avec le comte Potocki. Et l'histoire mouvementée de la réception du Manuscrit trouvé à Saragosse ne déroge pas à la règle. Ses proches (dont ses cinq enfants) n'ayant rien fait pour le faire connaître après sa mort, il sombre dans un oubli quasi total.
Côté polonais, la lecture de l'œuvre est compliquée par le fait qu'elle est écrite entièrement en français même si, en 1847, l'émigré Edmund Chojecki (connu en France sous le pseudonyme de Charles-Edmond) publie à Leipzig une traduction du Manuscrit.
Et tandis qu'en Pologne seule une poignée de lecteurs y accèdent, il faut attendre 1958 pour que soit publiée, grâce à Roger Caillois, la première édition française du Manuscrit trouvé à Saragosse depuis 1814. Bien qu'incomplète, elle a le grand mérite de faire enfin renaître Jean Potocki. L'accueil est enthousiaste.
4. C'est le Ryszard Kapuscinski des Lumières
Si c'est au Manuscrit trouvé à Saragosse qu'il doit sa célébrité, Potocki est également l'auteur de passionnantes relations de voyage. Citons pêle-mêle le Voyage en Turquie et en Égypte, le Voyage en Hollande, les Chroniques, mémoires et recherches pour servir à l'histoire de tous les peuples slaves ou encore le Mémoire sur l'ambassade en Chine. Autant de pérégrinations littéraires qui annoncent déjà l'écrivain-voyageur tel que nous le connaissons aujourd'hui façon Nicolas Bouvier. Grand reporter avant la lettre, il préfigure en quelque sorte son compatriote Ryszard Kapuscinski, l'auteur du Shah, d'Imperium et d'Ébène : aventures africaines, qui a donné ses lettres de noblesse au « journalisme littéraire » à la polonaise.
5. Le Manuscrit trouvé à Saragosse est un double chef-d'oeuvre
Grâce au travail méticuleux des biographes de Potocki, François Rosset et Dominique Triaire, on sait désormais qu'il n'y a pas un mais deux Manuscrits trouvés à Saragosse. Ayant découvert six manuscrits inconnus dans les archives de Poznan, ces deux universitaires sont à l'origine de la première véritable édition complète et authentique. Publiée en 2006 chez Peeters à Louvain, elle présente deux versions différentes du roman : celle de 1804 et celle de 1810.
6. On peut lire la version de 1804 ?
Elle est plus audacieuse, plus baroque et présente des passages libertins. Mais elle est inachevée, interrompue à la quarante-cinquième journée du journal d'Alphonse.
7 ? ou celle de 1810
Elle présente l'avantage d'être terminée. Elle est plus classique dans sa forme, simplifiée en quelque sorte et le personnage (important) du Juif errant n'y apparaît pas. La possibilité de confronter ces deux versions de l'?uvre contribue à la rendre encore plus ample et plus riche.
8. Potocki est postmoderne
Deux siècles après la mort de Jean Potocki, les études potockiennes n'ont jamais été aussi vivantes. Alors qu'il fut longtemps exclusivement considéré sous l'angle du genre fantastique, les lectures contemporaines du Manuscrit à Saragosse mettent désormais l'accent sur la géométrie postmoderne de ses narrations multiples. Immense rébus littéraire, oulipien avant la lettre, méta-fictif, le récit labyrinthique de Potocki peut se lire aujourd'hui comme un roman du roman, un roman qui ne traite au fond que d'une « chose unique mais infiniment vaste et variée : la littérature » ainsi que l'écrivent François Rosset et Dominique Triaire.
9. L'adaption du Manuscrit trouvé à Saragosse par Wojciech Has est un classique du cinéma
Bien que l'adaptation du Manuscrit trouvé à Saragosse soit réputée impossible, le cinéaste polonais Wojciech Has relève le défi. Le film sort en 1965. Mais il dure trois heures, est jugé trop long, et est raccourci dans une version qui devient bancale. Il faudra attendre 1997 pour que Martin Scorsese décide de financer la restauration de la version longue qu'il co-présente avec Francis Ford Coppola. La critique est unanime. On compare le réalisateur à Bunuel et Kurosawa. Et comme si le génie avait infusé de Potocki à Has, son film devient un chef-d'oeuvre incontournable.
10. La traduction d'Anna Wasliewska est un événement littéraire en Pologne
Jusqu'ici la seule traduction à la disposition des Polonais était celle d'Edmund Chojecki. Elle datait de 1847. N'ayant pas vu (ou voulu voir) qu'il existait au moins deux versions du roman, le traducteur zélé les avait amalgamées et était même intervenu pour rendre l'ensemble plus cohérent. C'est dans cette traduction que des générations de Polonais ont appréhendé l'?uvre. La traduction d'Anna Wasliewska, publiée en octobre dernier chez Wydawnictvo Literackie se base sur les deux versions différentes du Manuscrit trouvé à Saragosse (1804 et 1810) établies par les historiens de la littérature, François Rosset et Dominique Triaire.
Pour les francophones qui seraient tentés d'aller lire Potocki en version polonaise, pas de complexe ! Son polonais était plus qu'incertain. Il l'écrivait mal et le parlait encore plus mal. À tel point que pendant les deux années de sa nonciature à la diète, il ne prononça aucun discours !
Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1804), par Jean Potocki, GF, 2008.
Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1810), par Jean Potocki, GF, 2008
Jean Potocki, biographie, par François Rosset et Dominique Triaire, Flammarion, 2004.
À emprunter à la médiathèque de l'Institut français de Pologne : http://institutfrancais.pl/varsovie/mediatheque/ ou à commander auprès des librairies françaises de Pologne, Edukator à Cracovie : http://ksiegarniaedukator.pl/index.php/s/french et Nowela à Poznan : http://www.nowela.pl%20
Carole Vantroys (lepetitjournal.com/Varsovie) - Jeudi 19 novembre 2015
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