Édition internationale

PRISONS SECRÈTES – Quand la raison d'état chancelle

Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 5 janvier 2018

 

La nouvelle a été largement reprise dans la presse internationale : l'ancien chef des services de renseignement polonais vient d'être mis en examen dans l'enquête sur l'existence présumée de prisons secrètes de la CIA en Pologne. Le pays est le premier en Europe à vraiment oser ouvrir ce sulfureux dossier. Décryptage...

Dans sa "guerre" contre la "terreur" lancée après les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement américain ne s'est pas encombré du droit international. Il rebaptise par exemple ses prisonniers de guerre en "combattants ennemis illégaux" pour ne pas leur appliquer la convention de Genève. Il reste bien la contrainte du droit étasunien, mais l'administration Bush l'a résolu en externalisant les détentions (et la torture...) hors du sol américain. Guantanamo à Cuba, Bagram et Kandahar en Afghanistan, Ben Guerir au Maroc...

L'archipel du goulag étasunien
L'association Amnesty International affirmait en 2005 qu'environ 70.000 personnes étaient détenues en secret, hors de tout cadre juridique, par les autorités américaines. Parmi ces prisonniers certains cas les plus "sensibles" sont, selon la terminologie officielle, des ghost detainees: emprisonnés de manière clandestine et anonyme, ils seraient une centaine.

Ces "détenus fantômes" ont formé une bonne part des quelque 250 victimes probables des procédures dites d'extraordinary rendition. Cet euphémisme désigne les "transferts spéciaux" vers des pays alliés (notamment au Moyen-Orient et en Asie centrale) de prisonniers capturés clandestinement. Ils y sont ensuite "interrogés" dans des prisons secrètes : les fameux "black sites" de la CIA.

Certaines associations soupçonnent l'existence de ces prisons secrètes depuis 2004. Mais le scandale éclate quand on apprend que ces dernières sont aussi localisées en Europe. En 2006, le président Bush doit reconnaître leur existence. Et ce n'est qu'en 2009 que Barack Obama les liquidera officiellement.

En 2006, l'enquête du Conseil de l'Europe met en lumière l'implication de la plupart des pays européens dans ces transferts illégaux. Si les prisons secrètes se seraient surtout trouvées dans les anciens pays d'Europe de l'Est (Ukraine, Roumanie, et Pologne notamment), la Suède, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne, l'Irlande, le Portugal... sont également accusés d'avoir facilité les transferts illégaux de prisonniers par la CIA. À l'exception notable de l'Italie, tous contestent les résultats de l'enquête.

Quand la justice s'en mêle
La Pologne aurait vraisemblablement abrité une prison secrète dans une zone militaire près du village de Stare Kiejkuty (Mazurie) entre décembre 2002 et septembre 2003. Des avions civils loués par la CIA assurant notamment la liaison entre Kaboul et Guantanamo auraient fait de fréquentes escales dans l'aéroport voisin de Szymany sans être dérangés par les douanes polonaises.

Jusqu'ici les autorités polonaises ont toujours rejeté fermement ces affirmations du Conseil de l'Europe et les révélations de médias, notamment américains. Pourtant en mars 2008, le parquet général polonais ouvre une enquête sur l'implication de la Pologne dans ces détentions secrètes dirigées par la CIA.

Il y a un an, il attribue même à deux détenus de Guantanamo le statut de victime dans cette affaire (malgré les fuites récentes, l'enquête est censée se dérouler dans le secret, et il ne leur a pas été permis d'y prendre part de manière significative). Les deux hommes auraient été incarcérés en Pologne entre 2002 et 2003.

En 2002, Abd al Rahim Hussayn al Nashiri, ressortissant saoudien, et Abu Zubaydah, Palestinien (considéré alors comme un adjoint du chef d'Al-Qaïda), ont été arrêtés respectivement à Dubaï et au Pakistan. Remis à la CIA, ils sont maintenus en détention secrète pendant environ quatre ans. Tout au long de cette période, en plus de l'isolement, ils auraient été soumis à la torture et à d'autres formes de mauvais traitements ? simulacres de noyade, coups, nudité forcée, privation de sommeil...

La justice polonaise vient d'inculper Zbigniew Siemiatkowski, pour "privation illégale de liberté" et "châtiments corporels". Mais l'ancien chef des services de renseignement polonais entre 2002 et 2004 ne semble pas disposé à collaborer : "J'ai refusé de déposer devant le parquet et je continuerai de le refuser à toutes les étapes de la procédure, y compris devant le Tribunal", en évoquant pour motif "la sécurité de l'Etat". Selon la presse, Leszek Miller, l'ancien Premier ministre de 2001 à 2004 et actuel leader des sociaux-démocrates, risque lui aussi d'être déféré pour avoir autorisé l'installation de la prison américaine.

(Leszek Miller, Wikicommons)

Les réactions en Pologne


Mercredi, Janusz Palikot, chef du parti anticlérical RP, a déclaré que ces prisons étaient une honte pour la Pologne, et a accusé Miller (son concurrent pour l'électorat de gauche) d'avoir exposé la Pologne à la menace terroriste !

Le chef du SLD a qualifié en retour Palikot de "porte-parole d'Al-Qaïda" et vient de déclarer: "Je serai toujours du côté des femmes blessées, des enfants et des victimes d'attaques", ou encore "Je ne vais pas verser des larmes pour les meurtriers. Un bon terroriste est un terroriste mort !". Il a réaffirmé qu'il n'y avait pas eu de prisons secrètes américaines en Pologne. Il a aussi dénoncé "les fuites" du parquet qui saperaient la sécurité des soldats polonais en Afghanistan et exposeraient la Pologne à la menace juste avant l'Euro-2012.

Les ex-communistes ont bénéficié d'un appui surprenant de la part des conservateurs du PiS, qui voient dans ces fuites une manière de détourner l'attention des sujets qui fâchent le PO au pouvoir (réforme des retraites, enquête sur le crash de Smolensk...).

"Personne, ni en Pologne ni de l'autre côté de l'Atlantique, ne doit avoir de doutes sur le fait que cette affaire sera éclaircie", a réagi M. Tusk selon qui la Pologne n'est pas une "république bananière". "La Pologne ne sera plus jamais un pays où des hommes politiques, même s'ils agissent la main dans la main avec la plus grande puissance du monde, peuvent arranger quelque chose sous la table en catimini", a aussi juré le Premier ministre.

Le président Bronislaw Komorowski a, pour sa part, estimé que toute la lumière devait être faite sur ce dossier, "même si l'affaire est délicate et peut être douloureuse pour l'Etat polonais, car il s'agit là de l'image de marque de la Pologne".

Pour Wojciech Czuchnowski de Gazeta Wyborcza, "aujourd'hui les politiciens qui ont adopté ces décisions devraient assumer la responsabilité de leurs actes. Les Américains ont profité cyniquement de notre aspiration à nous faire valoir en tant que membre à part entière de la démocratie occidentale et à la soutenir dans la lutte contre le terrorisme".

En plus de devoir maintenant gérer seules les conséquences de ces révélations compromettantes pour l'image du pays... les autorités Polonaises n'ont jamais été récompensées de leurs services zélés par leurs alliés américains aujourd'hui très discrets (le bouclier antimissiles ou la suppression des visas pour rejoindre les Etats-Unis promis n'ont jamais été mis en place...).

La rédaction (www.lepetitjournal.com/Varsovie) lundi 2 avril 2012

Pour en savoir plus, le compte rendu d'une audition avec un panel d'experts, des députés de la commission des libertés civiles du Parlement européen. Ils se sont réunis cette semaine pour déplorer le manque de coopération des Etats membres sur le dossier des prisons secrètes de la CIA.

"Nous regrettons qu'aucun des responsables nationaux des enquêtes au Danemark, en Lituanie, en Pologne et en Roumanie, qui étaient invités à l'audition, n'ait répondu présent", a indiqué la députée française Hélène Flautre (Verts/ALE). Elle a aussi déploré que les gouvernements se refusent à coopérer au motif du classement confidentiel des données, qui, selon elle, n'a pas lieu d'être.

Mais pour le polonais Miroslaw Piotrowski (ECR), si "les droits de l'homme et la liberté sont des valeurs importantes (...) faut-il se pencher sur des cas individuels et divulguer les détails de notre lutte contre le terrorisme, qui permet de sauver des vies?"

La hollandaise Sophie In't Veld (ALDE) déplore elle qu"il n'y a pas de pression de l'opinion publique" sur les gouvernements, "donc peu leur chaut".


lepetitjournal.com varsovie
Publié le 2 avril 2012, mis à jour le 5 janvier 2018
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