Symbole du Japon et repère des Tokyoïtes, le mont Fuji est bien plus qu’une montagne : il est devenu un baromètre de la qualité de l’air dans la capitale. Longtemps dissimulé derrière la pollution et la brume, son retour dans le ciel tokyoïte témoigne d’un demi-siècle d’efforts environnementaux, de politiques publiques ambitieuses et d’une conscience écologique en pleine mutation.


Par temps clair, il suffit d’un regard vers l’ouest pour apercevoir, au-dessus des gratte-ciel de Tokyo, la silhouette symétrique du mont Fuji. La montagne sacrée, coiffée de neige, se dresse à plus de 100 kilomètres de la capitale japonaise. Longtemps invisible, étouffée sous le voile de la pollution et de la brume, elle est redevenue, ces dernières années, un repère familier pour les Tokyoïtes. Un symbole de pureté retrouvé, résultat des efforts menés par la municipalité pour améliorer la qualité de l’air.
Une montagne insaisissable
Icône du Japon, le mont Fuji fascine par ses apparitions toujours incertaines. La montagne, souvent dissimulée par les nuages ou les brumes, n’est visible qu’environ 70 à 80 jours par an. Même lorsque le ciel de Tokyo paraît dégagé, un microclimat propre à la région du Fuji peut en masquer le sommet. « C’est un peu comme si le mont Fuji décidait lui-même de se montrer », plaisantent souvent les habitants de la capitale.
L’hiver demeure la saison la plus favorable à son observation. Entre novembre et février, l’air sec et froid dégage les horizons : décembre et janvier offrent jusqu’à 80 % de jours clairs. À l’inverse, la saison des pluies, de juin à septembre, est la pire période pour espérer l’apercevoir : l’humidité élevée et la chaleur enveloppent le paysage d’une brume persistante.
Le moment de la journée joue lui aussi un rôle décisif. Tôt le matin, vers 8 heures, la montagne se laisse le plus volontiers admirer avant que les cumulus ne s’accrochent à ses flancs. Les photographes savent qu’au lever du soleil, les premières lueurs soulignent sa symétrie parfaite, tandis qu’au crépuscule, une brume légère adoucit ses contours, offrant un paysage de carte postale.

Tokyo, d’un brouillard gris au ciel retrouvé
Si le mont Fuji s’offre plus souvent au regard aujourd’hui, c’est aussi grâce à un demi-siècle de politiques publiques menées pour purifier le ciel de Tokyo. Dans les années 1950 et 1960, l’industrialisation rapide du Japon a plongé la capitale dans un épais nuage de pollution. Les cheminées d’usines et la combustion d’huiles lourdes rejetaient d’importantes quantités de dioxyde de soufre et de particules fines dans l’air.
Face à cette dégradation, la municipalité de Tokyo lança dès les années 1970 un vaste programme de conversion énergétique : abandon des huiles à forte teneur en soufre, promotion du gaz et de l’électricité, puis mise en place de normes environnementales strictes. En 1983, la ville parvint à respecter pour la première fois les standards de qualité de l’air fixés au niveau national.
Mais le véritable tournant eut lieu à la fin du XXᵉ siècle. Dans les années 1990, la métropole devait encore faire face à un ennemi redoutable : les gaz d’échappement des véhicules diesel. En 1999, sous l’impulsion de Shintarō Ishihara, le gouverneur de la préfecture de Tokyo, une campagne de sensibilisation inédite baptisée « Say No to Diesel Vehicles » marqua le début d’une croisade écologique. Les autorités exposèrent même dans des bouteilles transparentes la suie récoltée sur les pots d’échappement pour illustrer la densité de la pollution.
L’année suivante, Tokyo adopta une Ordonnance sur la préservation de l’environnement, imposant des normes strictes sur les émissions de particules fines. Tous les véhicules non conformes, y compris ceux déjà en circulation, furent interdits dans la métropole. Le gouvernement préfectoral coopéra avec les trois préfectures voisines pour étendre les contrôles, installa des caméras sur les autoroutes et encouragea les entreprises à adopter des technologies plus propres.
Les résultats furent spectaculaires : en 2005, les 34 stations de mesure de la capitale respectaient enfin les standards environnementaux. Les niveaux de particules fines, autrefois supérieurs à la norme dans toute la ville, avaient fortement diminué. Le ciel de Tokyo redevint bleu, et le mont Fuji, que l’on ne distinguait qu’une vingtaine de jours par an dans les années 1960, fut de nouveau visible à l’horizon.
Aujourd’hui, grâce à la Zero Emissions Tokyo Strategy, la métropole vise la neutralité carbone et continue de réduire ses polluants résiduels, notamment l’ozone et le dioxyde d’azote. L’augmentation du nombre de jours de visibilité du mont Fuji depuis certains points de la ville illustre le succès d’une politique environnementale souvent citée en exemple.

Des points de vue emblématiques
À Tokyo même, l’un des lieux les plus spectaculaires pour admirer la montagne reste l’observatoire du Tokyo Metropolitan Government Building, à Shinjuku. Du haut de ses 202 mètres, la vue s’étend sur toute la plaine du Kantō. Par temps clair, les visiteurs peuvent apercevoir la silhouette du Fuji surgissant au-dessus des gratte-ciel, un panorama qui offre un étonnant contraste entre nature et urbanisme.
Mais pour une vision plus poétique, il faut se rendre à Kamakura, ancienne capitale shogunale, à une heure de train au sud de Tokyo. Là, le cap Inamuragasaki offre un magnifique point de vue. Au crépuscule, le soleil couchant embrase la mer, l’île d’Enoshima se découpe sur l’horizon, et, par temps clair, le mont Fuji se dresse au loin, majestueux et immobile. Ce paysage, célébré depuis des siècles par les maîtres de l’estampe japonaise, reste un lieu de pèlerinage pour les amateurs de photographie.
Un symbole retrouvé
Voir le mont Fuji n’est pas qu’un privilège météorologique. C’est le signe tangible d’un air plus pur, d’un équilibre retrouvé entre la ville et la nature. Dans une mégalopole de quatorze millions d’habitants, où les véhicules à faibles émissions ont remplacé les moteurs diesel, et où les habitants plébiscitent des transports en commun propres, sûrs, ponctuels et fiables, le retour de la montagne dans le paysage urbain est le signe d’une amélioration durable.
Qu’on l’aperçoive au petit matin depuis un gratte-ciel de Shinjuku ou au couchant depuis le cap Inamuragasaki, le mont Fuji rappelle aux Japonais que la beauté de leur horizon dépend des efforts qu’ils consentent pour la préserver. Et que dans la transparence d’un ciel d’hiver, c’est parfois tout un pays qui se reflète.
Crédit photo de couverture : B.Chapiron / Shonan Focus











