

Documentaire très attendu et acclamé au dernier Stockholm Film Festival, The Swedish Theory of Love explore les rapports sociaux des Suédois sous un angle peu flatteur. Notre chroniqueur n'en fait qu'une bouchée.
Pour décrire l'individualisme complexe des Suédois, on dit souvent d'eux qu'ils aiment "être seuls ensemble". Cet aphorisme se reflète dans un manifeste des années 70 du parti social-démocrate alors tout-puissant selon lequel "toute relation humaine authentique doit être basée sur l'indépendance fondamentale entre les personnes". En d'autres termes, l'amour et l'amitié véritables ne peuvent exister uniquement si les individus ne dépendent pas matériellement les uns des autres. 40 ans après la mise en place de cette forme d'ingénierie sociale bien suédoise, Erik Gandini nous invite dans son documentaire The Swedish Theory of Love à en explorer quelques-uns des effets. Le réalisateur italo-suédois déjà remarqué pour Videocracy, propose également une réflexion plus générale sur l'individualisme de nos sociétés occidentales.
On découvre ainsi que 40% des ménages suédois sont formés par une seule personne, ce qui est un record mondial. Cette tendance est accentuée à Stockholm, capitale mondiale des célibataires où le chiffre atteint 60%. Par ailleurs, 50% des suédois affirment se sentir seuls. Comme le début du film nous le montre, avoir un enfant tout en étant célibataire et en souhaitant le rester pour ne pas avoir à se confronter aux ajustements qu'apporte la vie de couple est un phénomène moins rare qu'ailleurs. Une autre spécificité suédoise est le nombre important de personnes tellement isolées que leurs décès passent inaperçus. Une séquence assez surréaliste du film nous fait découvrir l'agence gouvernementale chargée de s'occuper de ces cas.
Une approche grotesque ?
Erik Gandini a passé les 19 premières années de sa vie en Italie. On pourrait s'attendre à une analyse équilibrée de la part de quelqu'un bénéficiant d'une double culture. C'est tout le contraire ici, mais c'est une constante chez Gandini qu'il n'applique pas qu'à la Suède. Ses deux films précédents sur l'Italie de Berlusconi en sont la preuve. Il n'était pas évident au départ de rendre l'individualisme d'un froid pays du Nord aussi divertissant que les bouffonneries berlusconiennes, mais c'est sans doute ce qu'il y a de plus remarquable dans ce film.
Après un état des lieux de l'individualisme suédois, The Swedish Theory of Love tente d'élargir le sujet. C'est plutôt convainquant quand le sociologue polonais Zygmunt Bauman nous livre ses pensées face à la caméra. C'est moins évident en ce qui concerne une séquence entière dédiée à un chirurgien suédois installé au fin fond de l'Éthiopie. On le voit opérer et sauver des vies dans des conditions extrêmement rudimentaires à l'aide d'instruments ingénieusement bricolés avec les moyens du bord. Tout cela se passe dans une atmosphère joyeuse et chaleureuse où, déplore notre bon chirurgien, on ne se plaint pas comme c'est malheureusement le cas dans les hôpitaux suédois, pourtant bien mieux dotés matériellement. En résumé, le mythe du bon sauvage est toujours bien vivant !

Il aurait sans doute été plus intéressant de comparer la société suédoise à des sociétés plus semblables. À peu près tous les résidents étrangers venant du sud de l'Öresund ont remarqué les spécificités de l'individualisme suédois et en font régulièrement un des sujets de discussion favoris de leurs soirées. Les Suédois eux-mêmes remarquent que les liens sociaux sont moins faibles en province qu'à Stockholm. Il est sans doute moins aisé et intéressant visuellement de montrer les interactions sociales en Angleterre ou dans l'Italie natale du réalisateur que dans un pays où, aussi sympathiques et souriants que soient ses habitants, les conditions de vie matérielles sont bien loin de celles que connaissent les Suédois. Une telle comparaison nécessiterait un sens de la nuance qui n'est pas le fort d'Erik Gandini, qui par ailleurs ne s'en cache pas.
The Swedish Theory of Love reste tout de même un documentaire bien fait qui se permet même quelques libertés avec les règles traditionnelles du genre comme l'apparition d'acteurs dans les scènes initiales. C'est un film à voir absolument pour quiconque souhaite comprendre le supposé modèle suédois sous toutes ces facettes, même les moins brillantes.
Xavier SALADIN lepetitjournal.com/stockholm Samedi 8 janvier 2016














