Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--
  • 0
  • 0

SOCIÉTÉ - L'Histoire selon les manuels scolaires chinois

Écrit par Le Petit Journal Shanghai
Publié le 7 avril 2014, mis à jour le 14 mai 2014

Yves Russell n'a pas grandi en Chine. Pourtant, il connaît les manuels d'histoire du pays jusqu'au bout des doigts, à force de les arpenter pour ses études. Pour cause, c'est son sujet de thèse. Les enseignements qu'il en retire ne sont pas seulement historiques. Ces manuels, loin d'être neutres, sont en effet une porte d'entrée sur la pensée chinoise. "Dis-moi l'Histoire que tu enseignes, je te dirai qui tu es". Mieux encore, dans une logique réflexive, les livres interrogent aussi l'Histoire telle qu'elle est transmise en France. Le jeune doctorant a accepté de partager avec nous ce qu'il a pu observer et étudier

Tchang Kaï-shek, l'un des sujets sensibles des manuels d'histoire (photo wikicommons)

Avant de se plonger dans un manuel d'histoire, il faut d'abord expliquer le contexte de sa publication. Alors que les programmes et l'enseignement de l'histoire sont assez centralisés en France, ils sont en Chine à plusieurs vitesses : certaines régions ont un enseignement de l'histoire au collège en deux ans, d'autres en trois ans. Certaines régions fusionnent histoire, géographie et éducation civique, d'autres seulement l'histoire et la géographie, alors que la majorité font de l'histoire une matière entièrement séparée. "Depuis les années 80, et surtout à partir de 1986, après les premières années de réforme voulues par Deng Xiaoping, il y a des refontes des manuels d'histoire dans tout le pays, dont des programmes expérimentaux. Il n'y a donc pas un manuel unique."

Deux ou trois ans au collège

Au début des réformes, trois acteurs principaux ont été sélectionnés, autorisés à éditer des manuels d'histoire : les Presses de l'éducation du peuple, éditeur historique détenant autrefois le monopole ; les universités normales, notamment celle de Pékin ; des éditeurs des régions côtières, notamment à Shanghai, dans le Zhejiang et la région de Canton ; puis les manuels des "régions de l'intérieur", comme le Sichuan.

Dans un souci de cohésion, nous allons surtout nous concentrer sur l'enseignement dans la capitale pékinoise, et plus particulièrement sur les trois années du collège, puisqu'en Chine, la scolarité est obligatoire jusqu'au collège seulement. Tout le monde ne va pas au lycée. Mais là encore, à Pékin même, il y a deux visions de l'enseignement. Dans la partie est de la ville, l'histoire est au programme pendant les deux premières années, avec une première année consacrée à l'histoire de la Chine, et la seconde consacrée à l'histoire de l'étranger. Pour d'autres, majoritairement les écoles dans le quartier de Xicheng, l'histoire est enseignée pendant 3 ans, dont 2 consacrées à celle de la Chine. Le contexte posé, nous pouvons maintenant nous attacher au contenu.

Trois grandes races



Alors que la France vient de décider l'année dernière de supprimer le mot "race" de ses lois, les élèves chinois se voient proposer une distinction entre trois grandes races (renzhǒng 人种) : la race jaune, la race blanche et la race noire. Le terme est revenu à partir des années 2000, reprenant une classification qu'avait adoptée le Guomindang dans les années 1930, sous influence des nationalismes et du scientisme européen. Il avait été abandonné ensuite par le Parti communiste.

Dans un manuel de Pékin, rappel des 3 grandes races, avec tableau des caractéristiques physiques (photo YR)

Les grandes civilisations



Si l'un des deux manuels consacrés à l'histoire de l'étranger commence directement avec la Renaissance, l'autre aborde d'abord les 4 grandes civilisations antiques fluviales : Babylone, l'Egypte, l'Inde et la Chine. Et c'est bien dans les frontières de la Chine qu'est suggérée l'origine de l'humanité. Si certains manuels évoquent les découvertes d'humanidés en Afrique, la plupart des manuels omettent simplement d'en faire mention, préférant insister sur les ancêtres des Chinois "à l'intérieur des frontières chinoises".

Le matérialisme historique pour comprendre l'histoire de la France



Le matérialisme historique occupe une place importante dans les manuels d'histoire chinois. Cette conception de l'histoire voit les luttes des classes, les révoltes comme moteurs d'un développement qui tient en 5 stades : la société primitive, la société esclavagiste, la société féodale, la société capitaliste et enfin le communisme. La Chine se situe, elle, en transition entre les deux dernières phases. Et c'est aussi dans ce schéma qu'est intégrée l'histoire des autres pays.  

Il est du coup plus compréhensible de savoir que, de l'histoire de la France, c'est surtout la Révolution française et la Commune de Paris (moins en vogue aujourd'hui pour cette dernière) qui occupent une place importante. Pendant la Révolution culturelle, la Commune de Paris servira d'ailleurs de modèle à certains groupes communistes de Shanghai dans les années 1960.

Le credo de l'unification



De la France, les collégiens chinois vont aussi connaître Napoléon. Un grand homme pour les Chinois, dans son entreprise d'unification. Il est présenté comme un grand tacticien qui a permis d'unifier l'Europe. Ce thème de l'unification est omniprésent dans les manuels chinois. L'unification du pays est le but ultime, vers lequel les rétrocessions de Hong-Kong et Macao étaient par exemple des étapes. 

L'histoire de la Chine n'est qu'une longue succession de séparations et de réunifications. Témoin d'ailleurs de cette vision, le roman Les Trois royaumes, l'un des 4 piliers de la littérature chinoise, raconte la rivalité entre les royaumes Wei (魏) de Cao Cao, Shu (蜀) de Liu Bei et Wu (吴) de Sun Quan. Points communs des trois leaders, malgré des caractères très différents : leur volonté de réunification et de réaliser un monde stable et tranquille. 

Mao entouré des minorités chinoises, dans ce manuel, à la leçon 27 "L'union des ethnies et l'unification de la patrie" (photo YR)



C'est donc par ce spectre qu'est analysée une bonne partie des conflits qui ont touché la Chine. De nombreuses guerres sont ainsi présentées comme des entreprises de réunification du peuple. Par exemple, la guerre avec Genghis Kahn. Elle est présentée comme l'unification avec la minorité ethnique mongole, ce qui est un contresens historique, puisque si Genghis Kahn était considéré comme chinois, cela voudrait dire que la Chine aurait été jusqu'au Mur d'Hadrien, en Angleterre, ce qu'avait réussi à faire Genghis Kahn. Ce n'est que plus tard que son petit-fils fonda la Dynastie des Yuan en Chine, et que la minorité mongole a fait partie de la population chinoise jusqu'à aujourd'hui. Les manuels chinois relatent en fait le passé du point de vue de la Chine actuelle. Autre exemple, l'épisode mandchou sous les Qing est ainsi décrit comme une unification avec la Mandchourie, alors qu'un manuel français l'analyserait plus sous l'angle d'une ethnie à la conquête d'une autre.

Taïwan



Que ce soit dans les manuels de chinois destinés aux apprenants étrangers, ou dans les manuels d'histoire, Taïwan est bien sûr considérée comme une province du pays. C'est aussi le cas quand on parle des 56 ethnies de Chine, car cela inclut une minorité insulaire de l'ex Formose, les Gaoshan. Taïwan fait l'objet d'une leçon à part dans des manuels du Zhejiang, sous le nom Baodao Taiwan, soit l'île chérie Taïwan. C'est la prochaine étape de la réunification après Macao et Hong-Kong. « Depuis les temps anciens, Taiwan est un territoire inaliénable de mon pays ».

Quant à Tchang Kaï-chek, c'est un traître qui a collaboré avec le Japon, et les communistes sont les seuls vainqueurs de la guerre les ayant opposés au voisin nippon. Mais ce discours change depuis une quinzaine d'années. Tchang Kaï-chek est petit à petit incorporé à l'histoire de la guerre contre les Japonais, qui reste depuis plus de trente ans l'ennemi principal. Même si dans une déclaration du 24 janvier 1961, Mao affirmait que "la guerre sino-japonaise avait permis au peuple chinois de s'unir, et de résister au Guomindang". A noter par ailleurs que la fin de la Seconde guerre mondiale est dissociée de la guerre de résistance contre le Japon. Et le rôle des Etats-Unis dans la capitulation japonaise s'en ressent. Dans les manuels du collège, il est fait mention en une demi-phrase des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. La description est à peine plus longue dans les manuels de lycée.

Cours de langue et cours de géopolitique dans un manuel de chinois à destination des étudiants étrangers (photo JCB)

L'héritage de Mao



C'est un thème qui aujourd'hui soulève des critiques en Chine même, et qui a fait l'objet d'une évolution. Aujourd'hui, que ce soit pour le Grand bond en avant ou la Révolution culturelle, à peine une page y est consacrée. Ces périodes y sont présentées comme des erreurs du socialisme, des expérimentations, mais sans en aborder la raison, le bilan ou les responsables.



Reflet sur notre propre histoire des colonisations. 



Les manuels chinois permettent enfin de jeter un œil sur notre propre histoire à nous, dans nos propres livres, soulignant ainsi certaines omissions. Si la décolonisation est abordée, apprend-on comment s'est faite la colonisation en Algérie ou au Maroc ? Parle-t-on en France des Guerres de l'opium ? Ou de la lettre rédigée par Victor Hugo, qui explique pourquoi il est si connu en Chine, dans laquelle il condamne la mise à sac du Palais impérial Yuanmingyuan, par des troupes anglo-françaises colonialistes ? "Il y a deux brigands qui ont incendié l'un des joyaux sur terre : l'armée française et l'armée anglaise".



Et puis, si la sélection est biaisée, il semble quand même que les collégiens chinois en savent plus sur nous que nous sur eux. Même si, depuis une longue réflexion entre 2006 et 2008, la Chine des Tang et des Han figure finalement au programme français du collège. Encore une preuve que les manuels d'histoire sont bien un reflet de l'esprit du temps.

Joseph Chun Bancaud (www.lepetitjournal.com/pekin) Lundi 7 avril 2014

Le Petit Journal Shanghai
Publié le 7 avril 2014, mis à jour le 14 mai 2014

Flash infos